A l’occasion de la Fête de la Musique 2022 ( garantie sans Covid), j’ai souhaité réunir quelques personnalités de la scène electro caennaise pour dresser une sorte d’état des lieux, après deux années de crise sanitaire et quelques petits mois de reprise. Autour de la table, en ce lundi 30 mai, Zélie ( collectif BlackMoon ), Vertuoze ( Senary), Fred H ( Mad Brains), Hugo Cotrel (H.CO, Bear PM) et Anthony Côme ( Stokkholm -Vnion). S’ils ne peuvent pas prétendre représenter l’ensemble des artistes “electro” caennais, la diversité de leurs parcours et de leurs profils artistiques devait promettre une confrontation singulière.
Le retour des grands “spots” …
A quelques jours du 21 juin, les cinq musiciens peaufinent, dans leur coin, l’événement musical qui, traditionnellement vient clôre la saison. Pour Zélie et Stokkholm, tous deux membres de cette fédération de collectifs qu’est Vnion, ce devrait être l’occasion de frapper un grand coup : “ Un projet qu’on a proposé à la ville, au nom d’Vnion, avec la volonté de proposer ensuite des événements en open air tout au long de l’été “ rappelle Zélie. Des discussions techniques se poursuivent avant une annonce officielle qu’on espère positive.
En ce qui concerne Mad Brains, c’est presque une évidence : “on retourne devant la pharmacie Danjou” annonce Fred H et les lecteurs de Cave Caenem savent à quels points les dernières éditions de la FDM version Mad Brains ont toujours été une des attractions phares du 21 juin. Côté programmation, Fred H reste plus évasif, mais avec Solar family qui fait désormais partie de l’écurie officielle, il ne peut y avoir que d’heureuses surprises.
Pour Senary, après son audacieuse (mais controversée ) édition en pleine hystérie sanitaire, le collectif se réunit avec Bear PM pour nous proposer une affiche exceptionnelle avec la venue de Dr. Helfa et Hoffmax, deux noms à ne rater sous aucun prétexte et ce dans un lieu encore tenu secret, il faut bien un peu de piment transgressif…
Aux dires des cinq artistes, cette édition 2022 de la Fête de la Musique doit être l’occasion de sortir d’un discours larmoyant pour annoncer fièrement ( le Phénix n’est pas l’emblème de la fac de Caen pour rien) que ça repart…
Il y a tout de même un peu de méthode Coué dans cette énergie renouvelée parce que le moins que l’on puisse dire c’est que les deux dernières années ont soumis les artistes et les collectifs à rude épreuve.
Du côté du secteur “privé”…
Sans surprise il y a unanimité autour de la table pour déplorer la disparition de quelques lieux mythiques, des lieux de ce monde d’avant : on site, en vrac L’Industrie, L’Icone et son dernier avatar L’Exigu. S’il y a des raisons d’espérer avec l’annonce de la possible ouverture de deux nouveaux lieux (techno-house) en octobre ou novembre prochain, le “terrain des opérations” caennais semble tout de même un peu à l’étroit. Comme le rappelle justement Fred H, le garant historique d’une mémoire “clubbing” caennais : “on bosse tous dans les mêmes endroits, et on est confronté aux mêmes emmerdes..”. Derrière ce franc-parler “cash” qui fait tout le sel ( et la sincérité) de son investissement, on entend aussi, de manière aussi frontale, le constat (amer?) suivant : “ On pense tous à peu près la même chose, mais ça ne fait pas effet de groupe…”. Pour illustrer cette remarque, on en vient rapidement à parler des positions de chacun ( et chacune) devant tel club caennais ( aussi unique qu’hégémonique) qui, fort de son monopole, en profite peut-être pour accueillir des artistes à des conditions discutables : “ Le N….., pour nous c’est terminé” déclare Hugo pour Bear PM, vite rejoint par tous les autres , il semble donc y avoir unanimité devant les diktats de l’unique représentant du système “capitaliste”, et peut-être l’espoir d’un “ et si on boycotte tous …”( Vincent), à voir….
On l’aura compris du côté du secteur “privé”, l’heure n’est pas encore à la grande entente et s’ajoute à cela la frilosité de certains “bars” devant telle expression musicale, “ jusqu’à un certain BPM, ça passe…( Fred H)”, et les conditions de plus en plus sévères imposées aux bars “dansants”, on se retrouve très vite avec le portrait d’une ville qui n’est pas l’écrin idéal pour (re)dynamiser ces musiques. Il est peut-être temps de rappeler à tous ( artistes et “limonadiers”) qu’il existe en France un collectif culture Bar-Bars dont le but est justement d’organiser et d’accompagner la diffusion de cette culture de proximité. A ma connaissance, Caen reste un grand trou dans la raquette du dispositif.
Du côté du SERVICE “public”…
Les musiques actuelles restent les parents pauvres de la subvention culturelle. Les cinq artistes présents en profitent donc pour mettre à jour leurs connaissances des différentes actions de politiques culturelles qui les concernent, l’heure d’un petit rappel historique salutaire et nécessaire.
En octobre 2019, peu de temps avant le début de la crise sanitaire, à l’initiative de la ville de Caen ( et en écho à la crise que traversait le festival Nördik Impakt) une vaste concertation s’organise qu’on a parfois trop vite réduit à la création d’un nouveau festival : NDK. Deux ans après, à l’heure où l’on attend (plus ou moins fébrilement) l’annonce d’un NDK 2, l’unanimité ( de façade ?) devant les nouvelles orientations du grand événement caennais consacré aux cultures électroniques se fissure. Entre temps (un billet dans Cave Caenem en juin 2021 en témoigne), un nouveau directeur, Jérémie Desmet, arrive à la direction du Cargö et ce dernier annonce sa volonté de répondre à la disparition de lieux emblématiques à la diffusion de ces musiques ( l’Industrie et l’Icône -Exigu principalement) en s’engageant à ouvrir davantage le club ( la petite scène du Cargö) … Fred H résume assez bien la situation actuelle : “ On en revient à la problématique éternelle, un festival à l’année et rien d’organisé le reste du temps…”. Avec cette affirmation, et le débat vif et animé qui en découle, on sent très vite que la question de l’organisation, et plus encore de la direction artistique du festival NDK reste au centre de la vie “electro” caennaise, elle occulte aussi trop souvent des questions de politiques culturelles plus urgentes. Il faut dire que l’annonce du retrait de Mad Brains des concertations préparatoires au NDK 2 en avril a créé un choc dans le milieu, un retrait confirmé par Fred H ( et le lendemain par Thomas Franco, lors d’un entretien téléphonique). Vertuoze, invité lui aussi avec son collectif Senary, à participer à la nouvelle mouture du NDK2 explique à son tour son retrait du dispositif “participatif” piloté directement depuis le Cargö : “ “…Un sentiment négatif, pour moi on était là pour remplir des cases”, vite rejoint par Hugo : “ C’est NDK qui va prendre toute la gloire…”.
Il serait trop commode de réduire cela à des querelles de chapelles musicales ou d’ego(s) artistique(s) malmenés. Derrière cette nouvelle défiance qui semble s’installer parmi une partie des acteurs de la scène electro se cache surtout des espoirs déçus ou des renoncements politiques. C’est que le premier NDK, en octobre dernier, résultait d’une volonté affichée de réunir l’ensemble des acteurs locaux dans un vaste projet participatif là où maintenant une seule puissance ( le Cargö et son association dirigeante Arts Attack) décerne les places ( ou les strapontins), une façon habile ou maladroite de revenir aux bonnes vieilles habitudes (défaillantes) de feu le festival Nördik Impakt. Le débat s’anime donc puisque qu’autour de la table, Zélie et Anthony ( tous deux membres du collectif Vnion) expliquent et commentent leur volonté de s’inscrire dans la dynamique de NDK2, une occasion pour Zélie de “programmer et de faire venir à Caen des artistes trop lourds financièrement et que nos associations respectives ne pourraient se payer.”. Pour compléter ces arguments elle avance, à juste titre, la nécessité de “se donner le temps d’apprendre à travailler ensemble”, et plus encore de s’impliquer réellement dans le” process” complet de construction d’un festival, une façon constructive de mettre les mains de le cambouis et de responsabiliser les acteurs. Bref, le pari d’un dialogue d’égal à égal….
Vertuoze rappelle justement que ce festival est ( aussi) le fruit d’une volonté de politique culturelle publique. Il comprend bien que l’on puisse être sensible à la promesse de notoriété potentielle vendue par le festival ( ce qui reste à prouver vu la très faible retombée “presse” de la première édition -note de Cave Caenem-) mais pour sa part son ambition artistique n’est pas : “ de mixer dans toute l’Europe, on veut bosser pour les jeunes, des 12-14 ans qui seront le public de demain , ce que je veux c’est avoir un impact local et pas rentrer dans le business…” . Il est toujours utile de constater combien les questions d’économie sociale et solidaire traversent le nombrilisme supposé des artistes.
A la question de savoir si les artistes présents acceptent de livrer leur bilan de la première édition NDK surgissent des réponses franches. Pour Zélie :” “la première édition me convient pas parce que ça segmente”, faisant ainsi clairement référence à la logique des soirées thématiques et non transversales entre les différents styles de la scène electro. Pour Fred H la dynamique initiale, fragile en raison du Covid, mérite d’être confortée mais elle doit, comme la concertation initiale l’avait actée, “utiliser le Cargö comme un simple facilitateur technique”.
Et demain ….
Il y a maintenant près de six ans, quand Cave Caenem commençait à commenter l’actualité de la scène electro caennaise, c’était pour témoigner de l’extrême vitalité artistique de cette même scène, une époque où il était possible, un vendredi soir, d’hésiter entre deux très grosses soirées ( c’est à dire avec une programmation de très haute tenue). Dans les mois qui viennent, il faudra se contenter ( hors “soirée Cargö”, dont le nombre, dit-on, va se réduire, au profit d’une plus large répartition avec les autres associations que Mad Brains ou Black Moon) de petits événements dans les bars, si festifs et généreux soient-ils. Si Caen entend conserver une place de choix sur l’échiquier des musiques électroniques, les cinq débatteurs répètent à l’envie la nécessité d’un lieu ( “ juste un club entre 300 et 400 personnes” Zélie) susceptible de donner une visibilité hebdomadaire à leurs musiques. La formidable réactivité artistique des collectifs visible avec cette édition 2022 de la Fête de la Musique ne doit pas cacher les grandes fragilités financières et humaines des collectifs qui portent à l’année ( et non le temps d’un festival) le calendrier de nos soirées. Est-il nécessaire de rappeler que dans le cadre des concertations lancées fin 2019, un des volets concernait justement l’organisation ( le lobbying) et la mise en réseau de ces collectifs. Hugo ( Bear PM) en redit l’urgence mais invoque aussitôt, à juste titre, l’extrême précarité financière et humaine de ces associations. Antony Côme, ( alias Stokkholm en version dj) livre alors son énorme investissement en temps et en énergie pour relancer Vnion, quitte à devoir mettre en veilleuse pour un temps son activité de dj. Le monde de la nuit “electro” caennaise reste encore un Far-West avec ses “desperados”, ses “poor lonesome cowboy”, son gros ( très gros ) propriétaire terrien. Il revient peut-être à la puissance publique de jouer un peu le shérif et de remettre encore et encore sur la table des concertations essentielles mais en prenant garde que pour une fois, celui qui les organise ne soit pas juge et partie. Il y avait urgence à remettre sur pied un Cargö miné par son désastre financier, mais en fin de convalescence bancaire, il ne faudrait pas que ce dernier retombe dans les travers d’un dirigisme sur une scène qui a prouvé ( et prouve encore) qu’elle peut s’émanciper de cette tutelle, surtout quand elle peine à faire entendre une voix singulière et originale. Si la discussion, ce lundi, s’est si largement focalisée sur le vaisseau-amiral de la presqu’Ile, ce n’était pas pour satisfaire une quelconque forme de vendetta personnelle attribuée à l’auteur de ces lignes mais bien parce que …Noblesse oblige ! C’est donc bien de ce côté de l’Orne que se trouve une partie des réponses et des solutions possibles pour la survie et l’essor de “nos” musiques électroniques. Il semble urgent de sortir de cette vaine ( et constante) querelle si bien résumée dans cet échange entre Zélie : “Pourquoi ça vous convient pas ? “ et sa réponse non moins lapidaire de Vertuoze : “Parce que c’est Arts Attack !”. Il y a hélas autant de légitimité dans la question que dans sa réponse.