On ne peut qu’être heureux de voir qu’en 2025 une compagnie de théâtre puisse encore créer une pièce  avec plus de dix comédiens, et dans le cas d’Emma de Normandie, de voir qu’une trilogie s’annonce : deux autres pièces donc après cette Première couronne présentée autour de Caen depuis la semaine dernière.

Le metteur en scène et auteur Olivier Lopez, dans la dynamique d’un double millénaire ( celui de la ville de Caen en 25 et le millénaire Guillaume en 27) s’est intéressé à une grande oubliée de l’histoire, cette Emma de Normandie dont il nous livre ici le début d’une biographie dramatique. Opportunisme stratégique et (ou?) réelle passion pour le sujet, peu importe puisque seul le résultat compte.

Avant de retrouver le chemin de sa salle de spectacle, rue de Bretagne, Olivier Lopez fait un peu prendre le frais à sa création à travers une petite série de représentations gratuites en plein air ( Cormelles, Louvigny ….) et hier soir à Mondeville. Initialement nous devions nous rendre derrière la mairie mais les caprices météorologiques ont déplacé la pièce à l’intérieur de l’austère et tristounette salle du centre socioculturel. 

Le décor, une sobre et ronde scène en bois, clin d’œil incontournable au Globe Theater shakespearien, se présente comme une belle machine à jouer avec ses trappes, ses niches et son plateau qui devient, au fil des scènes, écriteau ou tombe macabre. 

Dans ce premier volet consacré à Emma, Lopez ne résiste pas au plaisir de nous faire le coup du Tartuffe, le héros éponyme de la pièce de Molière qui n’arrive sur scène qu’au début du 3eme acte. Dans cette Première couronne, il faudra attendre plus d’une heure trente de spectacle pour enfin voir arriver la jeune Emma. Il faut dire que la pièce est entièrement construite autour de la figure du roi anglais Aethelred, interprété par Vincent Dubost. Durant près de 2h40, Dubost monopolise l’espace et le fait avec une fougue qui force le respect. En véritable acteur shakespearien, il passe du rire aux larmes, de la veulerie à la plus troublante humanité et donne à cet Aethelred une dimension tragique qui, de par sa puissance et l’importance de son texte, réduit de plus en plus les autres personnages à des ombres fugaces ou parfois superflues. Résumer l’intrigue reviendrait à reprendre les grandes lignes d’un article Wikipédia mais qu’il me suffise de dire qu’à travers ses vingt dernières années mises ici en scène, on découvre un roi sous la coupe de sa « môman », prêt à sauter toutes les petites bonnes qui croisent son chemin, dur avec les faibles et faibles avec les durs et un peu « raciste » envers les Danois, bref un roi qui coche toutes les cases de la folie shakespearienne et que Lopez s’amuse ici à nous présenter dans une (mal?) adroite confusion entre modernité et caricature historique. On est quelque part entre les Rois maudits, Game of Thrones et Richard III. Fort heureusement le talent de Vincent Dubost fait que l’image ne se fige jamais, donnant ainsi à ce  roi pleutre une aura complexe, humaine, forcément humaine.

Il en va tout autrement pour la grande figure féminine qui tente de se construire devant nous. Dès son entrée en scène, Emma (Mina Samson) semble littéralement mangée par la force et la difficulté du parcours qui l’attend. Évidemment, sur le papier, cela colle parfaitement avec le parcours historique de cette jeune fille qui, à 14 ans, s’apprête à épouser le vieil et lubrique Aethelred. Mais, sur scène, on peine à voir ne serait-ce que l’ébauche d’une figure tragique tant la présence manque encore d’incarnation. Il reste deux volets pour rattraper et qui sait, construire un rôle qui nécessite une jeune Adjani ( version École des femmes). L’auteur Lopez tire ici une balle dans le pied du metteur en scène Lopez,  surtout avec ce long monologue final durant lequel la reine Emma laisse éclater des mots amers et lucides mais qu’une restitution à la théâtralité un peu laborieuse tire vers le petit drame bourgeois. 

Autour de ce couple Aethelred-Emma gravite une galaxie courtisane, hostile ou parfois critique. Des Saxons, des Danois, des Normands, des vikings, des vivants presque morts, des morts presque vivants, les ingrédients obligatoires d’une pièce qui lorgne sans honte, et parfois avec force et courage, vers  le théâtre populaire et la démesure du barde anglais. Un peu maltraités par des costumes qui hésitent en permanence entre clin d’œil second degré et esquisses de reconstitution ( mention « fou rire » absolu pour ce casque de moto customisé boule à facettes disco ) les comédiens défendent vaillamment des partitions qui permettent parfois de construire de véritables personnages même s’ils sont en permanence écrasés bien involontairement par la force et la présence du roi Aethelred. Ainsi Stéphane Fauvel, en religieux aussi onctueux que médiocre illustre, en figure brechtienne, la compromission de l’Eglise catholique ou Edgar Guitton, qui excelle à faire parler les morts tout en flattant les vivants. L’occasion d’assister à quelques « numéros » d’acteurs  qui rythment de manière nécessaire et bienvenue un long spectacle sans entracte. Du côté des femmes, Zélie Thomas éclaire de sa « frimousse » espiègle le plateau parfois englué par des scènes familiales convenues entre la mère du roi ( Virginie Vaillant), peu aidée par un conflit mère-fils à la rhétorique  primaire.

Il reste donc deux volets pour comprendre et adhérer à la folie  « Emma ». Force est de constater que cette Première couronne, si elle use et abuse des forces d’un théâtre académique mais peut-être nécessaire à sauvegarder, emprunte pour l’instant des chemins parfois périlleux ( comme ce discutable parallèle entre notre « grand remplacement » fantasmé et « l’épuration ethnique » des Danois ) ou dessine, naïvement ( tentation Kaamelott ?) des pistes politiques permettant de lire le présent à la lumière du passé. On peut ne rien connaître de cette reine plus ou moins injustement oubliée et adhérer pourtant  à un projet purement patrimonial, mais il faudra une démesure bien plus provocante pour faire de cette nouvelle figure dramatique proposée par Olivier Lopez une héroïne de nos temps modernes. Si c’est avec de vieilles casseroles shakespeariennes qu’on peut, sur une heure ou deux, maintenir le charme du théâtre de papa, il faudra un souffle plus conséquent pour basculer dans l’épopée moderne au risque de ne rester qu’au niveau d’un hommage de patronage.