Le principal avantage d’un petit billet dans Cave Caenem, c’est que ça laisse des traces, des traces modestes certes, mais des traces tout de même. Ce matin, en rédigeant ce petit retour sur la soirée « Klub » proposée par le Cargö, je n’ai pas résisté à faire un tour (nostalgique) sur d’anciens billets, Stanislas Tolkachev ayant déjà été invité par le collectif Mad Brains en décembre 2019.
Mais avant de relire ce que j’écrivais sur le dj ukrainien, je n’ai pas résisté au ( douloureux) plaisir de relire l’interview que m’avait accordé le nouveau directeur de ce lieu lors de son arrivée. Comme les paroles sont cruelles quand elles ne sont pas suivies de faits et relire ainsi « on a oublié qu’on était des lieux de vie… » sonne de manière provocante quatre semestres plus tard.
Même si la salle de la presqu’île, au militantisme electro à géométrie trop variable, ne peut pas accueillir toute la misère du petit monde techno local, j’avais bien entendu alors une volonté affichée d’ouvrir plus régulièrement la petite salle du Cargö ( le Klub) et de pallier ( en partie) à l’absence de lieux de reconnaissance et de pratiques de ces univers musicaux. Résultat des courses, une « pauvre » soirée avec une communication minimale et donc une ( petite) salle à moitié pleine. Un non-événement donc alors qu’il suffisait peut-être de « vendre » un concert à la mémoire du peuple ukrainien, une approche certes « putassiere » mais quand on n’a plus rien à dire autant le faire avec panache.
On l’aura compris, face à une scène electro locale qui se débat devant l’absence d’un club digne de ce nom ( et surtout capable de mettre en avant et de labelliser de nouveaux artistes) on peine à comprendre une telle passivité en terme d’ouverture et d’animation de cette salle ; ouvrir une fois par mois, voire une fois par trimestre, ce n’est tout de même pas la mort, surtout quand du côté du BBC, l’autre SMAC, on fait preuve d’une réactivité à saluer.
Soirée SF donc avec la promesse, sur la « com » officielle du lieu d’un « club techno aussi beau qu’exigeant ». À la veille d’un premier avril et de son possible poisson, on part vérifier sur place, curieux de découvrir ce format singulier qui met en avant deux artistes, et donc deux longs sets à même de dévoiler ce qu’ils ont dans le ventre.
Ethereal Structure, en digne chef de la tribu locale ouvre le bal et vers 21h30, une salle bien vide laisse résonner des volutes techno à même de secouer un dancefloor de festival. Le contraste entre cette musique radicale et l’atonie de la salle permet cependant de rentrer dans l’énergie du dj et de comprendre la construction d’un set où dominent les vociférations d’un kick en dialogue ferme avec des nappes acoustiques qui excluent toute mollesse mélodique. En même temps on nous avait prévenu, ce serait une soirée techno. La salle finit, lentement, par se remplir un peu et ressemble enfin à un un club. Les jeux de lumière, à la grammaire un peu poussive, se fondent peu à peu avec une vidéo qui laisse échapper des volutes en noir et blanc, un peu comme des taches de pétrole en évolution permanente. Le minimalisme de la signature Mad Brains ( et Solar Family of course) se lit alors, dans cette pureté formelle au service de la musique. Ethereal Structure semble vouloir limiter sa virtuosité habituelle, histoire de se caler avec modestie dans cette mission de warm up et d’offrir ainsi une entrée en matière triomphale pour le guest : Stanislas Tolkachev.
Slava Ukraini
Dès les premières minutes, on est saisi par l’implacable tranquillité du dj et le temps qu’il se donne à installer sa signature musicale, il faut dire qu’avec un set de plus de deux heures, il dispose d’une précieuse page blanche. Devant moi, deux petits coquins semblent amusés par la ressemblance du dj avec l’humoriste Paul Mirabel et brandissent sur leur phone sa photo devant le dj, et cette mise en abîme est, ma foi, drôle tant elle contraste avec l’atmosphère de plus en plus sombre qui s’installe. Forcément, depuis février 22, on écoute avec une autre oreille des artistes en provenance de ce pays en guerre, forcément on est tenté d’y entendre un cri, un appel et quand c’est dans le cadre inconséquent d’une soirée techno, le contraste entre les deux situations ( hédoniste et guerrière) n’en est que plus chargé en symboles.
Pardon pour cette (auto) citation mais voici ce que j’écrivais en 2019 lors du premier passage de Tolkachev :
« Le choc Stanislas Tolkachev.
Il est certain qu’en voilà un dont le passage à Caen va laisser des traces, et il faut remercier Mad Brains pour avoir eu l’audace (et le culot) de programmer cet artiste ukrainien et sa musique très…clivante. Avec lui, on ne sait plus très bien si on est sur un dancefloor, au concert ou dans la tête d’un créateur-fou qui expérimente des alliages sonores de plus en plus hypnotiques. D’interminables boucles sonores minimalistes s’installent, se posent, voire se prélassent avant que ne surgisse la rumeur, puis l’évidence d’un kick libérateur, comme un orage qui ne cesse de tourner autour de vous mais qui, peut-être n’éclatera jamais. C’était tellement captivant, provoquant, dérangeant que j’en ai délaissé l’excellent Sascha Dive qui pourtant semblait en grande forme dans la petite salle avec ses sons “house” distillés avec la précision d’un maître-horloger qui sait exactement comment mettre en mouvement des rouages de plus en plus complexes. L’appel de la grande salle est trop fort, l’appel du “concert” de Tolkachev, à vrai dire. On entre (ou pas, ce que je peux très bien comprendre) dans cette musique, très mentale et où chaque variation semble chercher une sorte de pierre philosophale acoustique, un “graal” sonore incertain et qui s’éloigne alors même qu’on croyait l’avoir saisi. L’artiste joue avec tous les registres de notre frustration, avec notre attente d’efficacité et se refusera toujours à nous (se) satisfaire. Ca commence comme du Aphex Twin bien cadré dans les limites du 4 temps, mais là où le Britannique bascule dans l’humour, notre Ukrainien s’enferme dans une forme de rigueur implacable, une austérité formelle qui n’aura pas fait que des heureux dans la salle. Au risque de passer pour l’intello de service, je suis sorti de cette “épreuve” musicale rincé et époustouflé par une prestation, toujours “border line” mais qui tiendra le fil de son exigence artistique jusqu’au bout. Merci Mad Brains pour ce “live” et cette programmation risquée ! »
Une guerre, et trois ans plus tard, je retrouvais hier soir une partie de ces premières impressions. Peut-être étais-je trop irrité par le semi-échec de la fréquentation ( un événement musical pourtant), peut-être aussi et surtout que cette nécessaire énergie musicale tournait un peu à vide et qu’elle aurait mérité le cadre d’une grande salle en furie. Le charme fonctionnait avec moins de force, et insidieusement, une certaine redondance sonore se laisse entendre. Plutôt que de me laisser gagner par la nostalgie, je décide de partir quelques minutes avant la fin, tout en ruminant un peu ( beaucoup ?) quelques sombres pensées quant au lieu qui nous accueillait. La colère n’étant jamais bonne conseillère je me dis que je pourrais toujours me lâcher un peu ce matin, en espérant que cela pourrait passer pour mon premier papier « poisson d’avril » ….