Les Ombres, la nuit…#2
Le Plan “com”
Une semaine après la première réunion officielle du Kleub, ça commençait à fuiter de partout, et le petit monde “electro” y allait de ses commentaires plus ou moins encourageants. Catalyse, avec ses “snipers” de la techno avait réagi le premier. Chef incontesté du Laboratory, un puissant collectif de djs, il ne pouvait rester sans réagir devant cette nouvelle association. Ce n’était pas tant par crainte d’une forme de compétition artistique qu’il avait réagi, mais bien plus parce qu’il s’était senti blessé d’entendre parler du Kleub par la bande, sans que l’un des cinq ne soit venu le mettre dans une confidence qu’il considérait comme allant de soi.
Victor, qui avait fait ses premières armes de dj sous le parrainage encore bienveillant de Catalyse, connaissait les colères du pèlerin et ne souhaitait surtout pas aller au clash avec sa bande et lui. Qui veut voyager loin doit savoir ménager la monture locale !
Ce fut pourtant un “post” de Catalyse sur Facebook qui brusqua le calendrier du Kleub. Au détour d’une discussion sur la fermeture de l’Industrie, un “haut-lieu” éphémère des nuits electro, il lâcha un : et alors, au Kleub, ils en pensent quoi de cette fermeture ?
Le “post”, en soi, n’était pas agressif. Mais là où l’innocence de la question distilla tout son fiel, c’est quand les cinq découvrirent le flot des réactions. Ils ne l’avaient pas vue venir, celle-là ! Encore sous l’euphorie de la création officielle de l’association, ils n’avaient encore jamais ….communiqué ! Et voilà que c’est Catalyse qui prenait la main et qui, le premier, se mettait à parler du Kleub, mettant sur la place publique du réseau un projet dont ils se croyaient maîtres.
Il fallait réagir au plus vite, s’ils ne voulaient pas passer pour des p’tits rigolos. Réunion de crise chez Jonas, le fils du banquier. Papa, ouvert d’esprit et qui tenait surtout à se faire pardonner d’avoir lâché la mère de Jonas pour une jeunette de trente ans, avait offert à son fils un appartement place Saint Sauveur. C’était central, juste au-dessus d’un salon de tatouage, et les résidents, plus ou moins des clones de Jonas ne gueulaient pas quand le son montait, ils gueulaient d’autant moins que Jonas ne manquait pas de faire “portes ouvertes” et de les rincer avec des bières et toutes sortes d’apéritifs plus ou moins officiels : quand on a, on partage, non ?
Les voici donc, tous les cinq, affalés dans les deux Ektorp (merci Ikea). C’est pas tout ça, mais il y a comme une urgence, déclara Romuald après avoir soigneusement peaufiné son trois feuilles. Pour les achever, Célian informa les quatre que non seulement Régis, le copain du copain de sa soeur, avait pris vachement de retard dans les “roughs” du logo, vu qu’il était “charrette” sur une charte graphique pour le lancement d’une nouvelle gamme d’andouilles de Vire “bio”. Et qu’en plus, il voulait bien bosser pour eux, mais qu’il faudrait tout de même lâcher un billet ou deux. Romuald, qui, en bon punk de service, crachait sur le monde de la pub et plus encore sur son vocabulaire “branchouille” émit alors un : faut pas qu’il nous fasse chier avec ses “roughs”, l’aut’naze, y a mon pote Benji qui fera ça tout aussi bien, et gratos en plus ! A ce rythme-là, ça risquait fort de partir en sucette et Victor se devait de réagir s’il tenait à conserver un peu d’ascendant sur ses troupes. Le plus urgent, c’était de répondre à ces commentaires, sur le “post” de Catalyse. Tout le monde semblait s’être donné le mot pour y aller de sa remarque. Même des amis proches, qui pourtant étaient dans la confidence du projet, avaient osé demander ce qu’était le Kleub, les vachards ! Tout ça pour hurler avec les loups, et le chef de la meute, Catalyse. Bref, il fallait reprendre la main et faire une annonce. Pourquoi pas un communiqué de presse, pendant que tu y es, suggéra Lisbeth. C’était évidemment une provocation inutile, mais Lisbeth tenait là sa revanche puisqu’elle avait, dès le départ, émis des réserves sur le calendrier de toute l’opération. Pour elle, ça allait trop vite. Il fallait d’abord penser (et organiser) une soirée, une soirée avec eux cinq comme dj, rien qu’eux cinq. On y mettrait toutes nos tripes, et en fonction de l’accueil, on verrait ensuite. Toujours cette tentation du “faire” …
Jonas, excédé de voir revenir sur le tapis un débat qu’il considérait comme stérile, alla bouder dans la cuisine. Allez, reviens, Jonas, elle a dit ça juste rire ! Mais pas du tout…Et tu comptes la faire où, ta soirée ? Et t’en profite pas pour nous refaire la liste de tous les lieux, on la connaît par coeur, ta liste ! On n’était plus au risque d’une soirée-sucette, on basculait tout simplement dans la grosse usine Haribo. On va se mettre un peu de musique, histoire de calmer les esprits.
Après d’âpres discussions sur le choix musical, un vague consensus s’installa autour de Laurent Garnier, après tout, ce n’était pas la moindre de ses qualités, au papy frenchy que de mettre toutes les tribus d’accord autour de sa papauté indiscutable. Eh, les gars, faut qu’on gagne du temps, on se met trop la pression tenta un Victor qui ne savait même pas lui-même quoi dire ensuite. Si on commence à se mettre la rate au court-bouillon pour si peu, le Kleub est mal barré ! En jeune tacticien de l’extrême, Romuald semblait découvrir les vertus du : il est urgent d’attendre, l’oxymore préféré de ceux qui ne veulent pas se mouiller. La proposition eut pour mérite de les faire redescendre et plus encore de leur redonner un brin de lucidité. Après tout, ils n’avaient qu’à surfer sur la petite hystérie locale autour du Kleub. Et si la meilleure des tactiques ne consistait pas justement à laisser dire, à ne pas répondre, à laisser les loups hurler ?
On décida donc…de ne rien décider mais comme c’était tout de même une réunion de travail, et qu’il restait des bières à écluser, Jonas proposa de réfléchir à un calendrier des opérations à venir. Ce n’était pas nécessairement une technique de diversion, mais cela avait le mérite de mettre les mains dans le cambouis et non plus dans la merde des cancans. C’est ce mot, cancan, qui les plongea dans un moment d’effroi, presqu’une ombre de mort. FCC ! French Caen Caen. L’ombre du frère de Lisbeth vint s’écraser sur eux, sans crier gare. Deux ans plus tôt, Lisbeth avait retrouvé son frère pendu dans le salon de ses parents. Elle était seule, et c’est Victor qu’elle avait appelé en premier, Victor, le meilleur ami de son frère. La carrière musicale de FCC avait été aussi rapide que son déclin. Plus vieux de quelques années, c’était Serge, aka FCC, qui avait initié une partie de la bande aux musiques électroniques. Enfant prodige du Conservatoire de Caen, il avait abandonné de prometteuses études de piano pour se lancer dans la “production” et s’enfermer dans son studio. Lisbeth avait toujours vu son frère comme un prince russe de conte de fées. Brun, avec des yeux qui faisaient craquer toutes ses copines, il était le modèle indépassable de l’artiste maudit. Quand on a quinze ans, comment ne pas être enivrée par les regards qu’elle sentait derrière eux, elle et son grand-frère. Loin de la traiter comme une ravissante idiote, il avait fait d’elle la complice de son épopée musicale. Elle portait ses consoles, ses synthés sans broncher pendant qu’il saluait d’un simple coup d’oeil sombre sa cour. Pouvait-elle rêver carte de visite plus prestigieuse pour pénétrer ce monde de la nuit qu’elle découvrait avec la candeur de ses quinze ans. Les parents étaient à des années-lumière de se douter des aventures qu’elle côtoyait ou vivait avec son frère. La drogue, bien sûr, qu’il consommait chaque soir avec la modération d’un repenti du matin, la musique et cette magie de le voir comme un Dieu au milieu de ses fidèles. Elle avait bien vu que le conte de fées commençait de plus en plus à virer au mauvais fait-divers. Elle l’avait vu, l’avait senti mais elle avait été incapable d’écrire pour lui une autre fin. Il ne vivrait jamais heureux et n’aurait jamais beaucoup d’enfants. Et puis est venu cet article de merde, dans ce “canard” de merde, et son frère qui se brûle à jamais aux spots de son seul et unique festival. L’ombre est repartie, un peu comme elle s’était installée, au détours d’un mot. Parfois c’était une expression sur le visage de Victor qui la faisait revenir, l’ombre. Parfois, et c’était encore pire, c’était au détour d’un playlist dans laquelle venait se nicher un track de son frère. FCC serait toujours avec eux, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils l’invoquent ou le répudient.
Bon, on s’y colle, à ce calendrier ? Ouverture d’un compte à la banque (de papa) :checké ; adresse officielle de l’orga, checkée (chez papa). Président de l’orga : checké (papa encore). Cette dernière décision avait été, politiquement parlant, la plus discutée. Mais, une fois encore, Jonas, les avait sauvés en leur rappelant que son père (le banquier) était d’accord pour être le Président, fantasme républicain de Victor mais qui avait vite dû déchanter quand on lui avait expliqué (même si ce n’était pas tout à fait clair pour lui) qu’il ne fallait surtout pas être le président d’une association si on voulait par ailleurs déclarer des cachets et espérer le Graal de l’intermittence.
Vers trois heures du matin, Célian finit tout de même par signaler qu’on écoutait The Man with the red face pour la troisième fois et qu’il serait peut-être temps de conclure. C’est alors que le téléphone de Victor se mit à sonner. Un rapide coup d’oeil sur le fâcheux qui osait appeler à cette heure et Victor cria : putain, c’est mon oncle ! L’effet fut immédiat et le silence s’installa. Salut, Tonton…. La conversation dura dix bonnes minutes et Victor avait en face de lui quatre paires d’yeux de plus en plus ouverts, genre hypnotisés !
Pour le lieu, y a peut-être une solution furent ses premières paroles au groupe, juste après avoir raccroché.
A suivre.