Le Diable et ses détails.
Les préparatifs pour la première soirée du Kleub allaient bon train. On avait même un date, validée par le conseil municipal de la petite ville de B. Comme l’avait dit Tonton, l’accord du maire n’avait été qu’une simple formalité, et, cerise sur le gâteau, il était même question d’une petite subvention, de quoi monter à la tête …
On était mi-septembre et “l’opening night” était prévue pour le samedi 2 novembre, en plein week-end de la Toussaint. Les discussions avec Régis, le copain du copain de la soeur de Célian avaient tourné court. Il y avait donc urgence à mettre en place une “com” de A à Z, logo, flyers, infos sur les réseaux et tout le bazar. Devant l’urgence, il fut décidé de se coller à la tâche et on se répartit les priorités en fonction des compétences de chacun. Victor se retrouva ainsi webmestre et grand planificateur de l’attaque du Réseau ! Lisbeth, quant à elle, au nom d’une soi-disante sensibilité féminine qu’elle-même cherchait encore, se retrouva du jour au lendemain dans la peau d’une directrice “artistique”. Comme ils tenaient tous les cinq à un effet surprise, il était hors de question de commencer à recruter à l’extérieur, il fallait donc faire avec les forces en présence. Lors d’une réunion dite de “travail” ( en fait un simple rendez-vous chez Jonas qui avait accepté, un peu forcé par les autres, de faire de son appartement le QG du Kleub), Lisbeth présenta une série de “visuels” qu’elle trouvait sympa. Assez fière de ses propositions, qui tournaient toutes plus ou moins autour d’une iconographie assez convenue (mexicano-tête de moro-halloweenofuturiste…) elle se fit immédiatement corriger par Jonas qui trouvait tout cela “terriblement convenu”, lui rappelant au passage que Catalyse, le grand gourou de la secte “techno” locale, avait utilisé les mêmes ingrédients l’année dernière pour sa grande soirée promotionnelle. Comme à chaque fois qu’on prononçait ce nom, il y eut un grand silence. Romuald déclara, d’un ton catégorique que quitte à prendre des têtes de morts qui bouffent des fleurs de lotus, autant empailler tout de suite celle de Catalyse après l’avoir réduite façon “jivaros” ! Lisbeth, elle, se retourna pour essayer de cacher le rouge qui venait de teinter son joli teint de pêche.
Il est temps de faire entrer dans cette petite scène locale celui dont l’ombre aussi maléfique que juvénile hantait toutes les soirées electro caennaises. Catalyse, car tel était son nom de scène, désignait en fait un jeune artiste au patronyme plus convenu : Gérard Cornu. Gérard détestait son nom depuis cette redoutable séance de français, en classe de quatrième, une séance durant laquelle le prof avait eu la malencontreuse idée de lire un passage de L’Ecole des femmes. On sait Molière attendri par la figure du cocu, du “cornard”, mais Gérard, au profil déjà très ombrageux, goûta modérément l’intervention de sa voisine, la si mignonne Sarah Lepic qui ne trouva rien de mieux à dire que “ cornard, comme Gérard le cornard “. Depuis ce jour, il détestait Molière, le français et plus encore les filles qui se payaient sa tête. C’était bien plus qu’une blessure narcissique adolescente, c’était le point de départ d’une révolte grandissante contre ses géniteurs, cela tient à peu de choses parfois, une crise d’adolescence ! Pour notre futur Catalyse venait de sonner l’heure d’une colère qu’il ne parviendrait que partiellement à calmer derrière ses platines. Qu’on ne se méprenne pas, le talent musical de Catalyse, indiscutable sur bien des points, ne pouvait certainement pas s’expliquer par cette ridicule anecdote, mais une part infime de la violence récurrente du dj pouvait trouver là une explication rationnelle, la preuve ? peut-être cette chape de plomb qu’il avait déposée sur cet épisode. Depuis sa quatrième, l’adolescent avait fait du chemin et il occupait à présent le devant de la scène locale. En véritable Tony Montana du bocage electro caennais ( son héros depuis qu’il avait vu le remake de Scarface), il possédait à présent une véritable brigade de la nuit, qui, sous couvert de défendre la seule, la vraie, la pure Techno (avec un T majuscule, s’il vous plaît) dispensait d’intenses montées musicales qui pouvaient parfois culminer à 200 bpm. Selon ses humeurs, il se vivait comme un roi maudit de la nuit ou comme le desperados d’un Far-west qui aurait la Manche comme horizon ultime. Son territoire musical, il le défendait avec la hargne d’un chef de meute, un chef d’autant plus respecté qu’il en avait “derrière le casque” comme disaient ses admirateurs et même certaines de ses victimes artistiques. Autodidacte, mais existe-t-il d’autres accès à cette musique ?, il n’était pas passé par la case “geek” et s’était immédiatement emparé de l’ordinateur comme un sculpteur s’empare du maillet : pour cogner ! Il vomissait la musique “house” comme avait pu le faire Steve Dahl, l’animateur d’une radio locale, et qui, en 1979, pour se venger de cette même radio, avait organisé le premier autodafé disco. Il ne fallait pas le pousser beaucoup, Catalyse, pour qu’à son tour lui prenne l’envie d’organiser une version caennaise de la “Demolition House night”. Mais contrairement à ses ancêtres américains, ce n’était pas par racisme, homophobie ou simple aigreur de “bouseux”, non. Lui, c’était par une sorte de quête éperdue de pureté musicale, par une intransigeance esthétique qu’il aurait pu transformer le stade d’Ornano ( le grand stade de la ville) en bûcher numérique. Comme tous les grands prêtres fanatiques, il n’en pratiquait pas moins un jésuitisme pervers en distillant quelques bons points (après des tonnes de diatribes féroces) envers tel ou tel artiste de la scène house qu’il invitait ensuite, en bon tentateur, dans certaines des soirées qu’il organisait, montrant par là-même une prétendue ouverture qui n’était que stratégique.
Quand il entendit parler pour la première fois du Kleub et de ces cinq djs qui avaient osé se passer de son aile protectrice, il mit immédiatement en place une sorte de “blitzkrieg” qui devait rapidement permettre de faire rentrer dans le rang ces jeunes présomptueux. La tactique était rodée et elle avait porté ses fruits, il y a deux ans, avec un dj qui entendait “produire” de la techno tout en se passant du label Catalyse. Le petit effronté lui cirait à présent les bottes, toujours en attente d’une vague promesse de programmation dans les soirées du boss.
Petit monde clos où il y avait autant de concierges que d’artistes, la scène electro caennaise n’avait pas de secret pour Catalyse. Informé d’une rumeur avant même le premier mot d’un sms, il connaissait très bien les membres du Kleub et particulièrement Lisbeth, avec laquelle il avait même pensé s’installer, il y a quelques temps. Heureusement pour elle, et qui sait, pour lui, la chose ne s’était pas faite, mais il avait conservé sur Lisbeth une forme d’autorité aussi bien artistique que sensuelle. Maillon faible, à ses yeux, du Kleub (n’était-elle pas la seule femme ?), elle lui semblait la porte d’entrée toute indiquée pour sa ruse. C’est ainsi qu’il n’hésita pas une seconde, il prit son téléphone pour envoyer un message à son ancien amour : on peut se voir ? Je voudrais te parler d’un projet.
Quand son téléphone l’avertit d’un nouveau message, Lisbeth était justement en train de finaliser ses propositions de visuels pour la soirée du 2 novembre. Un peu crispée d’être ainsi dérangée en plein travail elle saisit le téléphone avec rage, s’en voulant presque de ne pas l’avoir mis en mode avion. La suite, elle osa à peine s’en souvenir, se souvenir de cet étrange empressement à répondre, se souvenir de ce rendez-vous si rapidement calé, de ce café près de la gare (c’est elle qui avait choisi le bar, un peu comme une femme adultère qui aurait peur d’être vue par une collègue de bureau), se souvenir de l’avoir laissé parler, sans même lui dire, dès le début, qu’elle était de l’aventure du Kleub, et qu’il n’y avait que cela qui pouvait l’intéresser. Se souvenir d’avoir à peine osé le regarder quand il lui avait parlé de la défection d’un de ses djs à lui, que ça tombait très mal, que c’était pour une date très importante, une date à Paris. Qu’il fallait qu’il trouve de toute urgence un dj pointu dans la deep-house, un genre où justement, selon lui, elle excellait….. La suite de l’entretien n’avait plus aucun sens, elle en connaissait la fin, jusqu’à cette date du 2 novembre, jusqu’à cette soirée parisienne incontournable, même Trax en avait parlé, Trax, le Telerama des bobos de moins de trente ans, Trax, le faiseur de rêve… Le salaud, il avait osé ! Il lui donnait, grand prince (de la nuit) quinze jours pour répondre !
Bon, on fait quoi avec les propositions de Lisbeth ? Encore toute engourdie par sa (probable ?) traîtrise, Lisbeth ne trouva plus la force de défendre ses choix. Depuis une semaine, elle en vomissait le soir, surtout après avoir lu les messages de Catalyse qui lui demandait où elle en était de sa décision. Elle se sentait défaite, honteuse, médiocre, elle en arrivait même à chercher des forces dans des prières nocturnes qu’elle adressait à son frère. Le pire étant qu’elle préparait pour la soirée du Kleub un set deep-house, un set qui lui glissait des doigts comme une poussière d’or. Tout y était, ce mélange détonnant entre tracks introuvables et montée rythmique quasi orgasmique. Elle le savait, elle le sentait, c’était là, dans sa tête, et dans sa clé usb, c’était la martingale assurée, la clé usb du succès. Ca au moins, c’était une certitude, une absolue certitude. Avec son set, elle avait de quoi réveiller les petits vieux de l’Ehpad, dans la paisible petite ville de B; mais qui sait, elle pouvait aussi réveiller de sa torpeur désabusée un critique de Trax ?