Mad Brains au Cargö : comme un entraînement au bonheur….
Cela faisait tout de même un moment que je n’étais pas reparti d’une soirée “electro” dans le coin avec un tel sourire, et même la froide pluie glaciale du petit jour n’aura pas eu raison de mon enthousiasme. Se surprendre à chanter du Moloko ( Sing it back) sur son vélo, dégoulinant de pluie est bien, pour moi, la preuve indiscutable d’une soirée qui a fait mouche.
Tout aura débuté avec un “before” convivial au Trappist, la base arrière accueillante du collectif Mad Brains. Ottobass et Vince Vega nous plongent dans une ambiance détendue et précise à la fois, sans jamais tomber dans le risque de l’animation. C’est plus qu’un hors d’oeuvre et la mise en appétit fonctionne tellement bien qu’on se surprend à regarder sa montre, non pas pour fuir les deux compères mais pour se gaver de musique au plus vite.
A 11h 30, il y a déjà un peu de monde dans la petite salle du Cargö et Travellers Theory nous tend les bras avec un warm up tout simplement parfait. On “glisse” de plus en plus langoureusement dans des rythmiques “downtempo” qui nous changent des ces bourrasques de bpms qui depuis quelques temps envahissent les levers de rideau des soirées normandes. Sur l’écran, en fond de scène, on voit Mario (kart), Bowser, Princesse Peach, Yoshi et les autres qui nous tendent les bras, l’occasion pour moi de défier à ce jeu mon amie tout en me régalant des effets lumière dans la salle qui accompagnent le lancement de la course. C’est bon enfant, minimal comme effet de Vjing, mais ça nous change tout de même des humanoïdes et autres soucoupes plus ou moins volantes. Grr, je finis troisième après avoir fait la course en tête…
La grande salle ouvre ses portes vers minuit et on retrouve les “acteurs” qui font la qualité des soirées Mad Brains, Cassiopée en tête qui aura su habilement renouveler les codes de l’habillage de la grande salle tout en restant dans ceux des soirées précédentes. Cette fois-ci, c’est la figure d’un dieu minoen qui sert d’écran central au travail video de Bandit Visions. On retrouve cet art millénaire qui annule toute rondeur au profit de lignes sèches et anguleuses, le masque n’en est que plus intemporel, entre vectorisation numérique et enfance de l’art occidental. De chaque côté du masque, des figures géométriques rappellent lointainement le M initial qui avait tant marqué les esprits, et sur le devant de la scène cinq formes de cristaux, à la blancheur immaculée, amplifient cet univers minéral où domine la rigueur mathématique des lignes pures. Le travail de Cassiopée est gracieux et épuré et il offre un “cadre” idéal pour les projections de Bandit Visions qui donne au masque tantôt des allures de spectre, tantôt celle d’un cerveau divin qui laisserait voir les rouages mécaniques d’une pensée purement mathématique.
C’est un duo, Mac Declos, en B2B avec H. Mess qui ouvre les “hostilités”. C’est robuste à souhait, avec cette touche warehouse qui fait des ravages en Europe actuellement. La complicité entre les deux artistes est palpable tant ils semblent unis par cette musique sèche où section rythmique et mélodique se confondent presque.
Dans la petite salle, un autre duo s’évertue à maintenir le flambeau de l’esprit clubbing : Sergio Parrado et Jee Bear. Quel plaisir que de retrouver ce sens de la fête ibérique avec des choix de pistes iconoclastes à souhait, toujours balancés avec cette rage de séduire et de nous faire danser, et puis en voici qui “osent” les tubes, genre Kalkbrenner et son Bengang et quand éclate, à la fin, les notes de Moloko (on y arrive) c’est dans une savante réécriture avec les notes de Moroder, version I feel love, du grand art de l’entertainment, assurément.
Le choc Stanislas Tolkachev.
Il est certain qu’en voilà un dont le passage à Caen va laisser des traces, et il faut remercier Mad Brains pour avoir eu l’audace (et le culot) de programmer cet artiste ukrainien et sa musique très…clivante. Avec lui, on ne sait plus très bien si on est sur un dancefloor, au concert ou dans la tête d’un créateur-fou qui expérimente des alliages sonores de plus en plus hypnotiques. D’interminables boucles sonores minimalistes s’installent, se posent, voire se prélassent avant que ne surgisse la rumeur, puis l’évidence d’un kick libérateur, comme un orage qui ne cesse de tourner autour de vous mais qui, peut-être n’éclatera jamais. C’était tellement captivant, provoquant, dérangeant que j’en ai délaissé l’excellent Sascha Dive qui pourtant semblait en grande forme dans la petite salle avec ses sons “house” distillés avec la précision d’un maître-horloger qui sait exactement comment mettre en mouvement des rouages de plus en plus complexes. L’appel de la grande salle est trop fort, l’appel du “concert” de Tolkachev, à vrai dire. On entre (ou pas, ce que je peux très bien comprendre) dans cette musique, très mentale et où chaque variation semble chercher une sorte de pierre philosophale acoustique, un “graal” sonore incertain et qui s’éloigne alors même qu’on croyait l’avoir saisi. L’artiste joue avec tous les registres de notre frustration, avec notre attente d’efficacité et se refusera toujours à nous (se) satisfaire. Ca commence comme du Aphex Twin bien cadré dans les limites du 4 temps, mais là où le Britannique bascule dans l’humour, notre Ukrainien s’enferme dans une forme de rigueur implacable, une austérité formelle qui n’aura pas fait que des heureux dans la salle. Au risque de passer pour l’intello de service, je suis sorti de cette “épreuve” musicale rincé et époustouflé par une prestation, toujours “border line” mais qui tiendra le fil de son exigence artistique jusqu’au bout. Merci Mad Brains pour ce “live” et cette programmation risquée !
Pour finir la soirée, les deux salles nous livrent, en apothéose, un condensé de l’esprit Mad Brains, Fred H et ses pistes érotiques à souhait (un curieux contraste entre une voix féminine qui demande -exige- son orgasme musical ou sensuel, et le sympathique Mario qui continue sa course) et Ethereal Structure qui reprend très habilement la main en ouvrant avec Drop it (Denise Rabe) et cueille au passage, avec finesse et robustesse à la fois, l’énergie libérée d’une salle soumise à rude épreuve après l’orage ukrainien.
Au fumoir, un jeune m’accoste, genre c’est trop cool un vieux comme toi mais il ose aller un peu plus loin et me demande pourquoi j’aime cette musique ? La question me prend de court et j’esquisse une réponse imparfaite. Je lui dis que je n’ai rien trouvé de mieux pour m’entraîner au bonheur que d’écouter cette musique. La réponse semble lui convenir et en y réfléchissant ce matin, elle me semble moins “con” qu’hier soir. Et quand on a la chance d’avoir une “salle d’entraînement” agencée par Mad Brains, on se dit que même si on ne croit plus au bonheur éternel, on est bien content d’un tel marathon !