Je m’étais (plus ou moins) promis de ne pas aborder l’actualité théâtrale dans Cave Caenem, me considérant trop mal (ou trop bien) placé pour parler de cet art et plus encore dans une maison ( la Comédie de Caen) qui a été la mienne. Mais, au sortir de la dernière représentation caennaise de Vertige de l’amour, me voici en pleine contradiction, ne parvenant pas à taire (et non critiquer) les puissantes interrogations suscitées par la création de la Cohue, une respectable compagnie caennaise.

Cédant aux sirènes d’une modernité un peu éventée, la Cohue nous livre une “écriture de plateau”, un néologisme qui fleure bon la fac de théâtre, et qui, pour les plus novices, désigne l’abandon d’un texte dramatique au profit d’un travail collectif engagé par les comédiens qui produisent, de répétitions en répétitions, le texte (la trame ?) du spectacle. Afin de garantir une sorte d’unité dramatique à l’ensemble, la Cohue se donne un cadre théorique : parler de l’amour aujourd’hui. Comme l’entreprise semble loyale, il serait stupide de dégainer la mitraillette et, à coup de bons mots, de liquider cette inquiétante proposition. Ce qui motive ce billet (et qui me fera perdre au passage tous les lecteurs de la sphère electro) c’est, assurément, mon énorme malaise devant ce “ratage” abyssal. 

Pour résumer en deux mots la dynamique dramaturgique de Vertige de l’amour, il suffira de dire que durant les deux tiers du spectacle, deux spectateurs volontaires (un homme, une femme, ça sent tout de même bon la norme hétéro) vont assister à des scènes durant lesquelles ils interviendront en répétant des répliques soufflées plus ou moins discrètement par les comédiens. Il y a vingt ans, quand on voulait mettre en abyme (vous savez, le fameux effet Vache qui rit avec la vache dans les boucles d’oreilles de la vache dans les boucles d’oreille de la vache…) on vous mettait des marionnettes. Avec la Cohue, la marionnette humaine n’a même plus besoin de manipulateur, elle se livre avec complaisance aux délices de la farce, avec, en plus, le rire complice (et parfois gras du public). La Cohue, avec la naïveté d’une génération Goldorak qui découvre enfin le cinéma, nous déclare sa passion pour Cassavetes et Bergman et Resnais. Je leur proposerai bien un quatrième nom (moins chic, moins Inrocks friendly) : Henri Verneuil qui, avec son I comme Icare, nous aura au moins fait découvrir l’expérience de Milgram, la fameuse étude universitaire sur la soumission à l’autorité. Et ce soir, c’est le public qui est “soumis” à l’autorité (à l’injonction ) du spectacle. Le public assiste à quelques improvisations autour des travaux de Laborit ( merci Alain Resnais), à un extrait de la scène culte d’Opening night ( merci Cassavetes et son cinéma dans le théâtre), à une scène de crise d’un couple qui se déchire lors d’un repas amical (merci la référence Bergman). Et nous, le public, nous subissons, PARCE QUE C’EST L’AUTORITE du grand théâtre d’art, cette laborieuse dissertation  qui se contente d’égrener un petit catalogue bienséant d’oeuvres qui trônent depuis des lustres dans le prêt-à-penser d’une modernité qui sent tout de même le renfermé : Resnais, Cassavetes et Bergman, on attend encore leur réaction devant Tinder, Grindr et les formes modernes du commerce amoureux ! 

L’énergie d’ensemble du spectacle est de celle que l’on s’attend à voir lors d’une improvisation publique de première année du cours Florent et qui nous est présenté ici avec le sérieux d’une troupe qui n’est même pas consciente de la vacuité du propos. Comme dans l’expérience de Milgram, le tortionnaire réel ( ici la Cohue) croit bien faire, en se réfugiant derrière l’autorité du lieu qui l’héberge : LE THEATRE ! Alors la compagnie envoie ses décharges de théâtre, elle le fait même plutôt bien par moment ( la scène de crise du couple indique clairement une compétence dramatique chez deux comédiens), mais à force d’épuiser toutes les variations (le vertige ?), à force de nous montrer que le quatrième mur n’existe plus, à force de piétiner la poésie d’une fable ( le gros mot brechtien pour désigner notre envie d’une belle histoire ), à force d’éviter le sujet annoncé ( l’amour aujourd’hui), à force de confondre la scène avec un bac à sable, on en vient tout simplement à se demander si le roi Théâtre n’est pas nu. Nu comme dans ce conte d’Andersen, où personne n’ose dire au roi qu’il s’est fait refiler par des escrocs un tissu qui, selon leurs dires, n’était pas visible des personnes sottes ou incultes. 

Après une trilogie remarquée sur la  violence, La Cohue semble vouloir délaisser les textes dramatiques pour courir les mirages d’une modernité formelle qui, parce qu’elle a mis quelques années à venir jusqu’à Caen, n’en fait que mieux sonner sa ringardise. Sous des allures généreuses, et frondeuses, qui sait, cette compagnie court le risque , en poursuivant dans cette voie, d’être sans cesse dépassée par des artistes plus en “cour” et celui, plus grave encore, de s’enfermer dans une logique de divertissement  formel “chic”, mais là encore la concurrence est sévère puisqu’il semble bien que cette logique soit devenue la norme de nos chères institutions décentralisées. On se bouscule aux portillons du théâtre documentaire, immersif, de plateau…

Pour ma part, j’aurais bien aimé qu’une génération qui n’est pas la mienne me parle de l’amour aujourd’hui. Je peux assurément pardonner la publicité trompeuse si, pour attirer mon attention on me vend un rêve et qu’on m’en livre un autre. Mais j’avoue que ce Vertige de l’amour ne m’a pas fait rêver et qu’il n’a fait que réveiller en moi la plus insidieuse des craintes, celle de découvrir trop tard que le théâtre n’est plus que cela …un divertissement potache pour petits blancs ?

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