Les Ombres, la nuit… #8

Et si on parlait finances…

Une première visite, en plein jour, de la salle “communale” avait un peu douché l’enthousiasme des cinq. Même avec la meilleure des volontés, il était tout de même très difficile de se projeter artistiquement dans un espace aussi médiocrement…neutre. Un carrelage blanc, des murs…blancs, un plafond …blanc avec son inévitable éclairage néon. On était bien dans une salle municipale, avec ses relents de frites-saucisses et sa cruelle tristesse. 

Lisbeth, la première à prendre la parole après le choc de la découverte du lieu s’écria : va falloir qu’on fasse preuve de beaucoup d’intelligence pour la déco ! Ce à quoi Célian répondit : C’est un truc de bonne femme, la déco, moi, ce que je dis, c’est qu’on mise tout sur la musique et on s’en fout de la déco !

S’en suivirent dix minutes de discussion. Une table, communale comme il se doit et qui avait servi la veille pour le “bingo” des petits vieux, fut réquisitionnée par les cinq et Victor en profita pour sortir son petit carnet tout en demandant : on peut raisonnablement tabler sur combien d’entrées payantes ? 

Romuald, gérant plus ou moins la “com” de la soirée, apporta une pierre supplémentaire au mur des lamentations qui se construisait sous leurs yeux en rappelant quelques données brutes et cruelles. Sur Facebook, on en est à plus de 800 “intéressés” mais ça fait trois jours que les préventes plafonnent…Combien, demanda Lisbeth. Histoire de gagner du temps, Romuald sortit son téléphone, et après des dizaines et des dizaines de glissements sur la vitre ( brisée !) de son Iphone annonça : 127 !

Putain, les gars, c’est pas génial ! Jonas n’avait pas pu se retenir et il finit par rougir en voyant les yeux de ses quatre amis se tourner vers lui avec une lueur d’indignation qu’il ne comprit que trop tard. 

Pour tenter de désactiver le spectre de la démobilisation, Victor ne manqua pas de redire qu’ils étaient à deux semaines de la soirée, que cela ne voulait rien dire, que c’était toujours comme ça, mais le mal était fait. On en est où sur le matos demanda-t-il ensuite à Jonas, qui après d’obscures tractations était devenu le responsable du “parc” technique, un “parc” qui se réduisait à deux consoles vieillissantes et capricieuses. 

Je m’en occupe, et je suis en négo avec une boîte de Vire qui peut nous prêter les enceintes et un éclairage de base ! Qui peut ou qui va ? s’empressa d’ajouter Lisbeth. C’était reparti pour d’interminables palabres…. Le seul point positif qui finit par les ragaillardir fut quand ils prirent conscience que la nuit tombant vers 18h, il était parfaitement inutile de prévoir de quoi occulter la salle. Lisbeth tenta bien une remarque dans laquelle elle soulevait le côté ringard d’une lumière qui bavait vers l’extérieur à travers les fenêtres, mais les quatre gars lui clouèrent le bec en lui disant que si ça la faisait chier, elle n’avait qu’à s’en occuper mais qu’eux n’allaient pas perdre leur temps à occulter les fenêtre, dont acte ! Se posa ensuite la question de l’ambiance générale, chacun rappelant aux autres que c’était là leur première soirée et qu’elle était en quelque sorte une “carte de visite” du Kleub. Romuald, sans vraiment en parler aux autres, avait lancé la com de la soirée en privilégiant des visuels autour de l’univers du jeu et plus précisément des cartes à jouer. Quand Victor avait osé demander les raisons qui l’avaient conduit à un tel choix, Romuald s’était contenté de dire que pour lui, le Kleub sonnait tout de même un peu comme le club de bridge !!! Les autres, penauds et honteux de l’avoir un peu laissé seul sur la question de la com avaient validé, après coup, ce choix et voilà qu’ils se retrouvaient à délirer autour de la reine de pique, du valet de coeur…Ils poussèrent un grand “ouf” de soulagement quand Jonas parla des deux lasers hypothétiquement compris dans le “deal” qu’il négociait avec la boîte de Vire. Selon lui, c’était tout à fait possible de programmer les rayons des lasers, ainsi on  aurait des coeurs, des trèfles, des piques, des carreaux en veux-tu, en voilà, en rouge, en vert, en bleu. Aussitôt Romuald, assez versé dans les questions pratiques, examina une nouvelle fois la salle du regard pour tenter de repérer des points d’accroche possibles pour les deux lasers, et de points d’accroche, il n’y en avait …point ! C’était un peu comme si la salle se plaisait à les provoquer dans son austère nudité. Rien qu’en pieds, portiques et câblages il y en aurait pour une fortune ! Il était temps d’aborder la délicate question du nerf de la guerre, d’aborder la question du budget. Sur ses fonds propres, la nouvellement créée association Le Kleub disposait de la rondelette somme de 867 euros sur un compte (ouvert auprès de la banque du père de Jonas). Pas de quoi faire des folies, d’autant qu’une partie non négligeable de ce “cash” disponible devait servir ( ou justifier) quelques achats dont l’indispensable platine Pioneer (valeur 1800 euros). En ce qui concerne la billetterie, ils avaient fait comme les autres associations, un prestataire extérieur se chargerait des ventes avec les désormais trois phases, prime absolue pour les “early birds”, ces premiers acheteurs qui auraient lâché les dix euros ! Mais, au début de l’aventure, les cinq avaient un peu surestimé leur notoriété et dans leur projection financière initiale ils avaient tablé sur un chiffre plus proche de 300 pour les premières pré-ventes. Ils avaient tous en tête le crash financier d’une “asso” qui, l’an dernier, s’était pris un “bouillon” de 3000 euros à la suite d’une soirée malheureusement positionnée en même temps qu’une rave dont elle n’avait pas entendu parler. On peut être bons musiciens et mauvais gestionnaires ….Le père de Jonas, bon prince et mécène aux petits pieds, leur avait royalement accordé un déficit de 3000 euros, à combler dans les deux mois après la soirée, mais en  fils de bourgeois, les cinq tremblaient rien qu’à l’idée d’un trou de 30 euros dans la caisse. S’ils vivaient tous plus ou moins sur un mode “cigale” avec leur propre budget, ils plaçaient assez étrangement la question du professionnalisme de leur aventure dans la santé financière de leur premier projet. 

L’ivresse des chiffres finit par les atteindre. Ainsi, s’ils espéraient se récupérer sur les chiffres du bar, ils en venaient à se dire que le nombre de fûts de bière écoulée dépendait de la fréquentation, laquelle conditionnait le reste. Pour rompre ce cercle infernal, Lisbeth trouva judicieux de revenir à des préoccupations plus légères. Je ne vous l’ai pas dit, mais je peux avoir des rouleaux de tulle !

Victor, peu en phase avec le vocabulaire de la mercerie et l’univers du textile demanda ce que c’était et pour une fois c’est l’ancien “metal” de la bande, Romuald qui apporta un éclairage technique tout en suscitant le respect de tous. Si on parvenait à placer des pans de tulle à divers endroits de la salle, juste en les faisant descendre du plafond, on obtenait des écrans sur lesquels les rayons des lasers pourraient dessiner, en lumière, ce que l’on voulait. Je peux avoir deux rouleaux de trente mètres, gratos, en plus, il faut juste les récupérer dans la Manche. Lisbeth, toute heureuse de sa diversion, jugea prématuré de parler de la longueur des rouleaux (cinq mètres), elle était si contente de voir une petite flamme dans les yeux de ses quatre amis. De toute façon, déclara Jonas, on ne peut plus reculer, non ? Y’a plus qu’à…répondit Victor, mais tous sentaient que derrière ce nouvel enthousiasme, tapi dans l’ombre de l’action, on pouvait clairement distinguer le rictus de l’échec. 

Il était temps de remettre les clés au gardien et de quitter cette salle qui devait célébrer leur triomphe ou signer la fin du Kleub. Ils ne pouvaient pas envisager une position plus nuancée, un succès médiocre ou un échec excusable. Mais on ne se lance pas à l’assaut de la nuit avec des frayeurs de jeunes pucelles. Après avoir refermé  la porte et remis les clés, sur le parking de la salle municipale, ils croisèrent une petite vieille qui visiblement sortait de l’ehpad. Sur une impulsion subite, Lisbeth se précipita vers elle. La petite vieille, effrayée, en stoppa son déambulateur. Sans lui laisser le temps de reprendre sa respiration, Lisbeth lui fourra dans la main une dizaine de tracts. Hésitante, la vieille femme finit par lâcher un léger sourire et, tout en ajustant ses lunettes, se mit à scruter méticuleusement les tracts. Vous organisez une soirée bridge ? fut sa première remarque. Lisbeth, désorientée un moment finit par lui dire qu’ils allaient proposer une soirée electro, tout en rajoutant qu’ils seraient ravis si des pensionnaires de l’Ehpad voulaient venir y faire un tour. Stupeur chez les autres membres du Kleub et sourire attendri de la vieille femme. Vous pensez bien, avec mon petit fils gay, je sais tout de même ce que c’est qu’une soirée electro. Elle se mit à pouffer de rire, avec cette innocence ultime d’un vieillard qui sait qu’il vient peut-être de commettre sa dernière audace coquine. Enhardie par cette étrange confession, Lisbeth insista et lui dit que ce serait trop cool de commencer un peu plus tôt et de proposer un thé-dansant electro. Victor, à ce moment-là, se sentit obligé d’intervenir, mais Lisbeth lui fit clairement comprendre de la laisser finir ! Comme vous êtes mignonne, ma petite ! vous savez que je suis l’animatrice du club de loisir ? Ils en feraient une drôle de tête, vos amis, si je vous prenais aux mots. Mais c’est très sérieux, madame, tenez, je vous laisse mon numéro de téléphone et on peut en parler quand vous le souhaitez. Notre offre est ferme, foi de Madame Boucan ! J’attends votre coup de fil, vous venez, les gars, on file. Lisbeth se pencha sur la vieille femme, lui claqua une grosse bise et s’engouffra dans la voiture, suivie, tels des automates, par les quatre djs.

Mais t’es folle, tu nous vois avec les vieux ? prononça à voix basse Victor. Ta gueule, Victor, fut la seule réponse de Lisbeth. C’est notre plus beau coup de “com” si on y arrive ! Et puis, t’inquiète, je vais leur mettre de l’electro-swing, et je vais te les faire swinguer, les déambulateurs !

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