Les Ombres, la nuit…#7

La question du warm-up 

Ce fut lors d’une de ses “filatures” que Victor tomba presque par hasard sur Célian.  Celui-ci l’observait depuis quelques instants, intrigué par ce qu’il voyait. Ma parole, tu te mets à pourchasser les vieux ! furent ses premières paroles. Victor, honteux d’être ainsi pris sur le vif, et plus honteux encore de passer pour un pédé, surtout  dans la bouche de Célian qui consommait du jeune minet sans complexe, tarda un peu à répondre à son ami.

Arrête de déconner, c’est juste que j’étais surpris de voir mon oncle, il m’avait dit qu’il était à Paris.

Ah, l’oncle d’Amérique, depuis le temps que tu m’en parles, il faudra bien que tu me le présentes un jour. Mais pourquoi tu n’es pas allé vers lui ? 

Laisse tomber fut la seule réponse de Victor, et Célian, qui connaissait son Victor sur le bout des doigts comprit qu’il était inutile d’insister. Il avait bien noté que Victor était mal à l’aise dès qu’on se mettait à parler de son oncle. Célian, d’ailleurs, savait parfaitement qui était ce mystérieux “Tonton”, connu comme le loup blanc dans toute la ville. Officiellement pourtant, et pour d’obscures raisons, Victor n’avait jamais daigné présenter les membres du Kleub à son oncle, prétextant toujours des questions d’emplois du temps incompatibles.  

Pour couper court à toutes questions complémentaires, Victor proposa à Célian de venir chez lui, histoire d’écouter quelques nouveaux tracks qu’il avait “diggés” lors d’un court séjour à Brighton. Célian détestait ce verbe, digger !, tout comme il détestait les interminables polémiques sur les genres et les sous-genres de l’electro. A ses yeux, il existait de la bonne et de la mauvaise musique electro et il s’en foutait complètement de savoir si dans ses sets il mettait de la house, de la deep, ou toutes sortes d’obscures nomenclatures qui ne permettaient, à ses yeux, qu’une seule chose : faire parler les connards ! Victor, qui lui aussi, la force de l’amitié, connaissait son Célian par coeur, avait utilisé ce terme pour le faire marcher, et c’est au quart de tour que Célian développa une nouvelle fois sa haine contre les diggers, les branleurs et tous ces crétins qui ont fait de l’électro une musique pour lycéens boutonneux. Arrivés devant chez Victor, sous les yeux soupçonneux des passants peu habitués à voir un jeune homme s’exprimer avec tant de virulence dans la rue, Victor lui lança un : C’est bon, t’as fini ? qui, effectivement mit fin aux diatribes de Célian. Tout en allumant sa chaîne et son ordinateur, il observait du coin de l’oeil Célian qui, à son habitude, faisait comme chez lui. Il se dirigea sans commentaire vers le frigo, prit deux bières et se laissa choir dans le canapé, défoncé comme se devait de l’être un canapé en provenance d’Emmaüs. 

Ecoute ça ! Victor venait de lancer un remix de Return to Oz, un piste de Monolink que Célian lui avait fait découvrir dans sa version originale. Habituellement, Victor n’était pas un grand amateur de la voix, mais Célian, à force d’insister, était parvenu à remettre en cause ses certitudes. J’ai pensé que ça te ferait plaisir ! Célian qui connaissait parfaitement la version de Monolink fut tout d’abord déstabilisé par l’intro. Putain, mais qui a osé ? C’est vulgaire ! ( Célian divisait ses appréciations esthétiques en deux catégories, aussi claires que radicales : vulgaires ou cools !). Ecoute, avant de te lâcher répondit Victor à ce premier verdict. De fait, il vit soudain son ami se figer, tout en mettant son doigt devant sa bouche, histoire de lui dire de bien la boucler. Mais c’est Return to Oz ! Ah, putain, c’est trop cool ! Quand il plaçait l’adverbe “trop” devant l’une ou l’autre de ses catégories, on savait que Célian atteignait le sommet de la détestation ….ou du plaisir ! Victor, confiant dans sa découverte, attendait la dernière salve qui, tel un orgasme sensoriel (ou sensuel) marquait l’étape ultime du plaisir chez Célian et c’est en souriant qu’il vit son ami lâcher un “wouah” en entendant la reprise du thème après un break qui n’était pas sans rappeler les plus belles pistes de Tale of us (une passion commune). Mais qui a fait ça demanda Célian après un silence religieux, presque deux minutes (c’est long deux minutes !) durant lesquelles  le silence envahit le studio, Victor n’ayant pas cru nécessaire de passer immédiatement après une autre piste. “ It’s three o’clock in the morning, you get a phone call from the queen with a hundred heads, she says that they’re all dead….” . T’as entendu comme on entend bien, comme on comprend bien les paroles ? Visiblement Célian était sous le charme. Remets, s’te plaît, et monte le son. La deuxième écoute fut encore plus religieuse, presque solennelle et Célian envoyait son regard le plus sombre dès que Victor faisait mine de vouloir prendre sa bière. C’était comme cela qu’une amitié solide était née entre eux, dans ces moments de partage, ces moments durant lesquels la musique devenait une sorte de prière partagée. 

Je peux prendre ma bière demanda Victor, non sans avoir laissé une nouvelle pause silencieuse après la fin du morceau. Célian l’autorisa d’un geste altier de la main tout en se précipitant vers l’ordinateur. Artbat ! quand je te dis qu’il faut toujours se méfier des Ukrainiens. Wouah, quel remix, merci mon gars et Célian prit, sans crier gare, Victor dans ses bras. Quand sa bouche fut tout près de l’oreille de Victor il lui glissa tendrement : j’te jure, ça mérite au moins une semaine d’abstinence, ce qui dans la bouche de Célian était certainement le plus sincère des compliments.

Victor, toujours gêné par les emportements physiques de Célian (et avouons-le, un peu choqué par l’intense vie sexuelle de son ami) estima qu’il était temps de poser la question taboue…Alors, on fait comment pour le warm-up ? 

Il faut dire que cette délicate question de l’ouverture était de celles qu’on n’abordait qu’avec crainte. Rien n’était encore décidé, et si on connaissait assurément les artistes de la soirée, il fallait encore établir une savante progression entre les différents ami(e)s. 

Le warm-up correspond à ce qu’autrefois on appelait le “lever de rideau”, mais de rideau, il n’y en avait plus et si l’on pouvait comprendre la logique promotionnelle qui poussait à mettre en avant un jeune artiste avant l’entrée en scène de la vedette, cette logique restait plus difficile à saisir dès lors qu’il n’y avait pas de vedette !

Il était plus ou moins convenu entre les cinq membres du Kleub que Victor finirait la soirée, genre entre quatre et six heures du matin. Il existait entre eux une sorte de hiérarchie tacite qui avait fait de Victor le “produit d’appel” incontesté, certainement en raison d’une activité artistique plus ancienne, mais surtout en raison de ses envolées bpm qui le poussaient souvent à mixer bien au-delà des 120 battements par minute. Mais pour les quatre autres, c’était un peu plus compliqué et c’était la première fois qu’ils se retrouvaient ainsi dans une forme de concurrence interne. Jusqu’à présent, s’il leur était arrivé de se retrouver à mixer dans une même soirée, ils le faisaient toujours à l’invitation d’un collectif qui gérait plus ou moins habilement ces questions de préséance esthétique. A présent, ils se retrouvaient pour la première fois dans la peau d’un organisateur et voilà que se posait à eux la délicate question du line-up. S’il est facile de commenter pendant des heures l’ordre de passage des djs lors d’une soirée, il devenait plus complexe d’établir un ordre de passage cohérent entre eux. On pouvait évidemment se réfugier derrière des logiques purement musicales, mais ce qui faisait la force  (et la faiblesse) du Kleub, c’est naturellement cette complicité musicale qui rendait les cinq amis non pas interchangeables derrière les consoles, mais qui les unissait tout de même dans une approche éclectique, loin de toute tentation dogmatique ou sectaire. En gros, ils se reconnaissaient plus dans l’énergie d’un piste que dans son classement esthétique. Naviguant sans complexe entre modulations house (voire même une grosse tentation disco pour Lisbeth) et des audaces “techno” minimalistes ou carrément “dark”, les cinq cultivaient avec fierté un côté “touche à tout” qui leur convenait, ce qui rendait d’autant plus difficile la mise en place du programme de la soirée.

Je me demandais quand tu allais aborder la question, finit par dire Célian. Tu as une idée en tête ? 

Evidemment qu’il avait une idée en tête, mais pour Victor, il était impossible de la livrer brutalement. Pour lui, l’ouverture des “hostilités” musicales devait nécessairement se jouer entre Célian et Lisbeth. Mais il savait aussi que Lisbeth souffrait de plus en plus d’être cataloguée en experte du warm-up. Depuis plus de deux ans, elle se retrouvait cantonnée au rôle de la chauffeuse de salle et il lui était arrivé de jouer devant deux personnes durant la quasi intégralité de son set. On avait beau lui servir les banalités d’usage, genre c’est la plus belle école pour un dj, elle en était arrivé à développer une explication plus sexiste à cette éternelle relégation. Le plus cocace, c’est qu’elle excellait à présent dans ses warm-up ! Il fallait la voir jeter toute son énergie, même dans une salle amorphe, et continuer, tel un bon petit soldat, un travail de mise en chauffe rythmique qui bénéficiait ensuite à l’ensemble de ses successeurs. Elle balançait entre pistes solaires, mais sans la grossièreté formelle d’un son Ibiza, et des choix qui transpiraient la moiteur sexy d’un univers jazz  balayé par les plaintes aphrodisiaques de quelques divas soul. Célian, lui, infusait une ambiance très intime, avec son lot de pistes presques sans aucun kicks, et puis, lentement, sans même que la salle ne s’en rende compte, il injectait par petites touches, des touches presques infimes, une montée en puissance qui saisissait la salle par surprise. Les corps, par un magnétisme musical subtil, se mettaient en mouvement, lentement, du pied d’abord, de la tête et enfin, sans même que l’on sache comment, Célian, un peu comme le joueur de flûte de Hamelin, parvenait à construire une chorégraphie d’ensemble à faire rougir de jalousie n’importe quel chorégraphe. Non, il était impossible de choisir, et Victor savait bien que si Romuald et Jonas se piquaient de donner leurs avis, on y serait encore le 3 novembre ! En lui faisant entendre ce remix de Return to Oz, Victor espérait bien provoquer un petit miracle et il sentait Célian sur le point de se “sacrifier”, le même Célian qui mettait un point d’honneur à ne pas arriver à une soirée avant une heure du matin : “Avant, on se fait chier !’ disait -il !

Or la soirée débutait à 22H30, ce qui, en bonne logique normande, signifiait que l’on pouvait raisonnablement espérer entendre les premières notes sortir des enceintes à 23H ! 

C’est bon, je me dévoue ! déclara Célian, mais je vous préviens, pas question de me dire ce que je dois faire, pas question de m’imposer quoi que ce soit ! Je vais tous vous faire chier et je vais me lâcher !

La question du warm-up venait de trouver sa réponse.

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