Est-ce la proximité de la salle du Sépulcre, mais hier soir, du côté de la rue des cordes, entre la pluie et la nuit, c’est bel et bien une atmosphère sépulcrale qui flottait dans l’air. Pour sa nouvelle création la Comédie de Caen nous conviait à renouer avec la prose autrefois incandescente du dramaturge allemand Heiner Müller. Trois courts textes, Rivage à l’abandon, Médée-matériau et enfin Paysage avec Argonautes. Pour mettre en scène ces textes-phare de la fin du siècle dernier, nul mieux que Matthias Langhoff, dernier « monstre » vivant de la scène franco-allemande et ambassadeur incontesté d’Heiner Müller au pays de Jean Racine. Un événement en soi prudemment relayé ( pour l’instant) par nos médias locaux).
En entrant dans la salle, le spectateur se retrouve dans la position du visiteur d’un étrange musée. Il est convié à se rendre derrière ce qui sera ensuite la scène et entend, en allemand, la bande-son de Verkommenes Ufer, une pièce radiophonique enregistrée à Berlin par Heiner Goebbels sur un texte de Heiner Müller. La note est donnée, nous serons au musée, durant une heure, un musée dont on parvient mal à définir la nature et l’objet. Pour nous accueillir, des gardiens dans un uniforme qui fleure bon l’ancienne DDR( mais avec jupe pour les hommes) nous laisse errer dans un espace où, ça et là, sont exposés des éléments fétiches pour qui connaît la vie et l’univers du dramaturge allemand, pour les autres, les novices ou les béotiens, cela peut sembler anecdotique ou fascinant, selon la bonne humeur ou la complicité …
Le spectacle débute réellement à l’invitation du gardien Di Fonzo Bo qui nous pousse à rejoindre la salle et sa jauge réduite, donc à traverser symboliquement la scène. Durant cette première partie, on pouvait apercevoir, seul, immobile et presque embaumé dans sa pose imperturbable, Matthias Langhoff « himself ». Pour qui le reconnaît ou le découvre, l’effet est saisissant sans que l’on sache véritablement si cela relève d’un artifice de mise en scène ou d’une présence fortuite. Le décor, signé par la fidèle collaboratrice Catherine Rankl, est constitué principalement par d’immenses panneaux montés sur roulettes qui seront imperturbablement manipulés par les gardiens-comédiens de ce musée, comme s’il fallait, ad nauseam, trouver la juste place, le juste équilibre entre la ligne de fuite et la perspective. Un bateau échoué sur un bloc en béton, la photo à peine retravaillée du dramaturge et son inséparable clope au bec, et à cour, à la face, l’arbre mort beckettien, of course. Tout est en place pour l’écoute des trois textes, d’ailleurs distribués dans leur intégralité au spectateur. Si les vociférations de Médée ( Frédérique Loliée) se rapprochent naturellement d’une incarnation saisissante et viennent ainsi satisfaire notre désir de théâtre avec un grand T, on restera circonspect ( ou touché ) par l’usage de boîtes de conserve ( aliment pour chien ?) qui symbolisent grossièrement le crime de la cruelle infanticide. Matthias Langhoff qui dit signer là son dernier spectacle semble prendre plaisir à figer dans une sorte de froide beauté la violence d’un théâtre qu’il livre pourtant au filtre du musée. Les imprécations de Médée, à la fois incarnées et mises à distance par l’excès parodique de la mise en scène ( ce litre de lait dont elle s’aspergera) sont livrées et « emballées » dans une forme de provocation esthétique « Kolossal » qui théâtralise l’ensemble, comme la dernière agonie d’un théâtre du siècle dernier qui viendrait pousser son râle ultime en direct ! Il y a incontestablement une science magique de la mise en scène dans ce dernier opus du maître, mais un peu comme Strauss avec ses 4 derniers lieder, on ne peut qu’être médusé devant ces explosions d’images convulsives qui, pour un public de 2022 renvoient soit à l’ennui poli (une petite salve d’applaudissements et puis au lit) soit au témoignage historique. L’image finale, cette barque échouée au milieu de la scène avec Martial Di Fonzo Bo, presque mort à l’intérieur, fait superbement entendre, en creux, les derniers mots du Paysage : « Le reste est poésie Qui a des meilleures dents le sang ou la pierre… ». Dont acte donc, le reste est poésie !
En choisissant de faire entendre, près de quarante après leurs créations, ces trois textes dans une forme aussi mortellement fascinante, Langhoff aura pris le risque de ne laisser la place à aucune discussion possible avec le spectateur, mais un testament ne se discute pas et rien que pour ce chant du cygne il y avait bien un événement considérable sur le plateau de la rue des cordes.
Merci pour cet éclairage qui rend la chose plus supportable.