Les Ombres, la nuit…# 3

Au pied du mur.

En parfait comédien, Victor ménagea ses effets. Il posa, non sans une certaine grâce, son téléphone sur la table basse, puis, comme si de rien n’était, il se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur l’arrière de la place saint-Sauveur. Derrière son dos, il sentait l’attente de ses amis, ces “eh alors” que personne n’osait prononcer. S’allumant une cigarette, observant la place, comme pour faire croire que la statue de Louis XIV s’était envolée, il murmura son habituel “p’tain”, véritable signature vocale qui ponctuait presque toutes ses phrases. 

Lisbeth, qui connaissait son Victor comme le fond de sa poche osa enfin lui dire qu’ils en avaient tous assez de cette petite comédie, qu’il était tard, très tard et que, merde, ils avaient bien le droit de connaître la teneur du coup de fil de “tonton”. 

Tonton, outre ses liens directs de parenté avec Victor, était par ailleurs adjoint au maire de la petite ville de B. à quelques kilomètres de Caen. Pour faire vite et cesser ce suspens digne d’une série pour M6, Victor cracha enfin le morceau : s’ils le voulaient, ils pouvaient disposer de la salle des fêtes municipale, et, cerise sur le gâteau, gratuitement. Il y avait, comme toujours quelques obligations, genre installer l’asso dans cette bonne petite ville, mais en dehors de cela, Tonton se chargeait du reste. Il se chargerait surtout de rassurer le Maire de cette paisible bourgade qui risquait tout de même de très mal digérer sa tisane “Bonne nuit” en découvrant que sa salle des fêtes pouvait devenir un repère à “djeunes”. Et ne parlons pas de la drogue, des nuisances sonores, du parking trop petit, de la proximité de l’Ehpad et de je ne sais quoi d’autre. Tonton s’en chargeait, il avait le Maire dans la poche qui lui devait bien ça ! Victor, qui ne voulait surtout pas en savoir plus sur cette obligation, s’était bien gardé de demander comment ferait son oncle pour faire passer cette petite révolution “culturelle” dans un village qui, jusqu’à présent, considérait comme une audace ultime un rendez-vous annuel autour du polar nordique piloté par la directrice de l’école communale, grande lectrice devant l’éternel, et amoureuse de Kurt Wallander, le héros d’Henning Mankell. 

La question était la suivante : Tonton posait comme unique condition une réponse avant mercredi (moins d’une semaine donc) car il tenait, selon la logique d’un calendrier politique que les dépassait tous les cinq, à en poser le principe lors de la prochaine réunion du conseil municipal. 

C’est juste pour une fois ? demanda Romuald, toujours effrayé quand il s’agissait de devenir concret. Si on veut (et si ça se passe bien renchérit Jonas, en bon citadin de service et qui ne croyait pas du tout dans ce miracle incertain d’une bourgade se convertissant du jour au lendemain à la mode du clubbing), on peut avoir la salle une fois par mois, un samedi même !  Toute l’année demanda Lisbeth. Toute l’année avec un accord de mise à disposition dans le cadre d’un soutien aux associations culturelles. 

Association culturelle, mais c’est n’importe quoi rétorqua Romuald, plus anarchiste que jamais après trois heures du matin. Est-ce que j’ai l’air d’une asso culturelle ? Célian, qui jusqu’à présent avait préféré se taire osa un : mais c’est déjà la croix et la bannière pour aller au BBC ( l’autre “grande” salle de musiques actuelles, à cinq kilomètres du centre-ville). Comment c’est t-y qu’on va faire pour faire bouger les gens ? Célian aimait bien, de temps en temps, donner à ses interventions un petit côté “normand” qui contrastait avec son allure de petit pédé hypster, il trouvait que ce décalage n’était pas sans effet sur son image et qu’en outre, quand ça lui prenait de parler comme “ceux d’cheux nous”, on l’écoutait avec plus d’intérêt. Victor n’en savait rien, il était comme eux, découvrant cette offre tombée d’un ciel normand chargé d’une bonne odeur campagnarde. C’est sûr, des soirées techno à deux pas de l’Ehpad “Au joyeux repos”, il y avait mieux pour l’aspect glamour de la proposition, mais fallait-il une nouvelle fois leur rappeler, aux quatre autres, la pénurie de salles et de lieux susceptibles de les accueillir en centre-ville ? 

Moi, j’ai pas envie de m’emmerder à transformer ta buvette à bouseux en club. Tu me vois grimper sur une échelle pour occulter les fenêtres et accrocher la boule à facettes. Silence médusé de quatre garçons après cette sortie de Lisbeth. En fait, confrontés à l’urgence de la réponse à donner, et donc, pire encore, à cette nouvelle possibilité qui s’offrait à eux, ils étaient subitement secoués, réveillés, en proie au doute et à son merdique passager clandestin : la fuite. Voilà soudain qu’il se faisait très tard (comme si cette minable excuse de l’heure tardive les avait déjà empêchés de continuer les délires de la nuit). 

Pour une fois, Victor, certainement parce qu’il ne souhaitait pas se dédire devant son oncle, fit preuve d’une autorité nouvelle. On sort pas d’ici sans une réponse de principe ! Des yeux un peu hagards se précipitent sur les portables, histoire de se donner une sorte de posture, comme si on devait trouver, à la dernière minute, un créneau inattendu et pourtant nécessaire, dans un calendrier qui débordait déjà de rendez-vous incontournables. 

On vote, on discute, on joue ça aux dés ironisa Romuald, conscients comme les autres qu’il se trouvait au pied d’un mur. Il était comme ça, Romuald, préférant toujours la fuite dans un humour, parfois très lourd, plutôt que la divulgation des quelques rares préceptes moraux qui le travaillaient. Fils de petits commerçants caennais, il avait basculé, à l’adolescence, dans la radicalité facile et grisante du “metal”, un peu pour faire chier ses parents, et plus encore parce que le bruit de cette musique lui servait de caisse de résonnance à son propre silence. De cette délicate hésitation esthétique il avait conservé, par le suite, cet aspect bourru et “rentre-dedans” dont il n’arrivait plus vraiment à se débarrasser mais dont il percevait clairement les limites caricaturales. Lors de sa bascule “techno”, lui aussi sous l’influence de cet astre morbide qu’était le frère de Lisbeth, il n’était pas allé jusqu’à renier ses premières passions ( il rougissait tout de même, à présent, de son délire autour d’Impaled Nazarene et du délire sataniste du groupe finlandais…) mais il conservait de ses premières passions une sorte de rudesse, une forme de virilité à fleur de peau et qui se trahissait bien souvent encore quand il devait donner son avis. Pour se faire pardonner sa dernière remarque il osa un ; qu’est-ce qu’on cherche au juste ? qui loin de calmer le débat ne fit que le rendre plus essentiel.

Que cherchaient-ils au juste, qu’espéraient-ils ? Il n’ y avait plus que quelques toutes petites années qui les séparaient de la trentaine, et cette perspective, de jour en jour, devenait de plus en plus effrayante. Ce n’étaient pas tant des questions de retraite, des questions professionnelles, des questions de couple qui les minaient ( même si les parents ne manquaient jamais de revenir sur ces points lors des repas du dimanche), mais plus encore la confusion devant les enjeux de toutes ces questions. Et puis que faire de cet inavouable désir de gloire et de reconnaissance, de ce désir d’être enfin un artiste, maudit ou reconnu, mais un artiste avant tout….Et voilà que cette maudite salle des fêtes les obligeait, dans l’urgence en plus, à agir. Pourquoi se faire chier à la décorer, pour qui ? Pour des ami(e)s qui viendraient à B., faute de mieux ? Pour s’éclater jusqu’à six heures du mat derrière les consoles, et ensuite, encore tout étourdis de musique, ranger une salle aussi minable que leur rêve de célébrité ? Tonton, avec son gros bide de propriétaire, sa clope au bec et sa concession BMW, qu’est-ce qu’il pouvait en avoir à faire de ces cinq jeunes crétins ? Des questions, des putains de questions et le Kleub qui ne pouvait survivre que dans l’issue de réponses individuelles.. A quoi bon se tenir au chaud dans le confort douillet d’un collectif, si, individuellement, on flanchait devant la première décision ? Jonas tenta bien une petite discussion purement rhétorique, du genre on ne va pas se plier devant ton ultimatum, on peut bien se donner un peu de temps pour réfléchir, mais ça sentait trop le réchauffé pour que les autres le suivent. On ne sortirait pas de l’appart’ sans avoir donné son avis. 

Jonas, qui avait fait de la légèreté son carburant principal, fit un dernier essai,  trouvant pour une fois que l’heure était grave. Il se lança dans un discours qui allait l’étonner lui-même, tant, au fur et à mesure, il en saisissait l’importance et la sincérité. 

Mais qu’est-ce qu’on risque ? Une salle vide, des emmerdes avec les keufs, le voisinage, le ridicule ? C’est maintenant qu’on est ridicule, on devrait hurler de joie d’avoir enfin un lieu, un lieu à nous. On devrait sortir le Champomy et faire la danse des canards, se dire qu’il est quatre heures du mat’, que la vie est belle, qu’on est jeune, con ou génial et on est là à se demander ce qu’on va répondre. Moi je sais ce qu’on va répondre, on va dire “oui” et plutôt deux fois qu’une, on va se dire que notre première soirée sera la plus belle, la plus musicale, la plus folle. On va se défoncer et on va arrêter d’être dedans-dehors et d’être nulle part. Et puis ne me faites pas le coup du petit fils à papa qui ne connaît pas la vie. Cellule de crise, demain soir, chez moi. D’ici là, Victor, tu confirmes ça à Tonton et tu lui demandes dans la foulée un date pour visiter la salle. Je ne me fais pas d’illusion, elle va puer la tristesse et le préfabriqué mais on s’en fout, vous comprenez, on s’en fout ! 

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