Les Ombres, la nuit…# 9

La proposition de la vieille dame

Lisbeth ne décrocha pas tout de suite. Mais la sonnerie ne semblait pas vouloir s’arrêter. Plus intriguée que fâchée par cette insistance, elle répondit par un “Allo” qui faisait bien comprendre que l’on s’apprêtait à déranger une princesse. Elle changea cependant immédiatement de ton quand elle entendit une petite voix de souris dire : “ Bonjour ma chère, ici Mathilde de Sertigny ! Vous voulez bien m’accorder toute votre attention ?”

Durant quelques secondes, Lisbeth ne sut que répondre, avait-elle affaire à une nouvelle campagne de publicité téléphonique ? Mais la petite souris continuait de parler, et sa voix semblait à présent plus ferme. “Vous m’avez laissé votre numéro de téléphone, hier, vous souvenez-vous, la petite vieille au youpala ! “ Lisbeth éclata de rire !

“ Vous allez rire, ma belle, mais mes condisciples sont enthousiasmés par votre idée !”. Lisbeth, peu habituée à ce genre de vocabulaire, fut traversée par des images presque sataniques, imaginant des petits vieux et des petites vieilles en cape blanche et prêtant serment sous la lune. A peine cette vision disparue, elle eut le temps de se ressaisir et de répondre à sa “nouvelle” et vieille amie. “ Vous savez, chère madame….”. “Je vous en prie, laissez tomber ces formalités ringardes, appelez-moi Mathilde.

-Mathilde, j’ai peut-être parlé un peu vite. C’est vrai que cette idée de goûter-dansant est excitante, mais la musique que nous proposons ….

-Ne vous en faites pas pour ça, ils sont presque tous sourds comme des pots, et au moins avec votre boum-boum ils entendront quelque chose. Vous savez, nous sommes peut-être des anciens, mais nous suivons tout de même un peu l’actualité de ce pauvre monde. Ma voisine, par exemple, une femme adorable par ailleurs, passe sa journée à écouter du …je ne me rappelle jamais, du Black Sunday, ou white Sabbath, un truc dans ce genre ! Vous ne pouvez même pas imaginer l’horreur cacophonique que nous endurons. Et puis, en cherchant bien, vous trouverez bien quelques petits morceaux consensuels, je ne sais pas moi, dans le genre Oxygène …”

Autant le dire, il y eut alors un grand blanc dans la conversation et c’est Lisbeth qui mit fin à cette gène artistique en lâchant un éclat de rire incontrôlé.

-Je vois que je vous ai fait rire avec ma dernière proposition, mais n’en prenez pas rigueur, il s’agissait là d’une simple suggestion…

-Aucun souci, Mathilde …( Lisbeth fut surprise elle-même par la spontanéité avec laquelle elle prononça le prénom de Mme de Sertigny). C’est juste que j’imaginais la tête de mes amis quand je leur demanderai de passer du Jean-Michel Jarre.

-Vous n’aimez pas ? Feu mon mari et moi nous écoutions ça en boucle quand ce disque est sorti. C’était, comment dire, si rafraîchissant, et puis ça nous changeait des niaiseries de Johnny ou de Sheila. Mais je m’en voudrais de vous dicter votre ….ligne artistique. Charles, mon mari, était dans le milieu, vous savez, alors je connais un peu tout ça et je sais combien, vous autres, les artistes, vous êtes susceptibles et chatouilleux sur toutes ces questions. A  ce propos je voulais aussi vous faire part d’une autre de mes petites idées. Voilà il se trouve que mon petit-fils, Alban, est un haut responsable d’Arte, vous savez la chaîne télévisée pour les ….mais je m’égare, vous connaissez certainement. Il ne me donne presque jamais de ses nouvelles, vous savez comment sont les jeunes mais par un des ces heureux hasards, il m’a téléphonée hier soir, et au fil de la conversation, je lui ai parlé de notre conversation. Vous êtes toujours là, ma chère ? 

Ce fut, pour Lisbeth, comme une révélation. Elle venait de faire le lien entre Mathilde et Alban de Sertigny, le producteur de BPM, l’émission d’ Arte consacrée aux cultures électroniques, son émission culte ! C’est donc avec une voix blanche qu’elle répondit à la vieille dame : “ Vous voulez-dire que c’est votre petit-fils qui produit BPM ?”

-Je vois que vous connaissez ! Tant mieux, cela me permettra d’aller droit au but. Alban trouve votre idée de thé-dansant electro “délicieuse”, c’est exactement le mot qu’il a employé, vous ne trouvez pas que ce terme fait tout de même un peu vieille France. Ce n’est pas parce qu’on a une particule qu’il faut s’exprimer comme une vieille châtelaine bretonne, non ? …Vous m’entendez ?

Elle avait le don de lui faire exploser le crâne, la petite vieille de l’Ehpad ! Lisbeth savait bien qu’elle devait réagir et répondre mais dans sa tête, tout se bousculait, et elle entendait, en écho, le célèbre générique de BPM.

-Mathilde, excusez-moi, je lisais un message de …

– Surtout ne vous excusez, ma chère, ce sont ces maudits téléphones. En tout cas, je vous livre cette info pour ce qu’elle est, mais Alban serait tout à fait disposé à faire une petite actualité autour de votre initiative. Il trouve ça très “dans l’air du temps”, je ne fais là encore que répéter ce qu’il m’a dit …. Un long silence s’installa alors entre les deux femmes, aucune des deux ne sachant réellement qui pourrait ou voudrait le rompre, finalement ce fut la vieille dame qui reprit la parole : “J’espère que je ne me suis pas trop avancée ? Les vieilles femmes comme moi n’en font qu’à leur tête. Je m’en voudrais de vous causer le moindre embarras….

-Non, répondit Lisbeth, c’est juste que…que c’est si soudain ! Je ne sais pas ce qui m’a pris en vous faisant cette proposition, tout ça s’est fait si rapidement….

-N’en parlons plus, voulez-vous ? Vous ne me devez rien du tout. 

-Mais tout est si soudain ! Lisbeth ne réussit que très difficilement à réprimer des sanglots qu’elle retenait depuis trop longtemps. Il avait fallu que cette petite vieille lui parle, avec sa petite voix douce, qu’elle soit si gentille, si prévenante… Sans même se donner la peine de stopper les images, Lisbeth vit défiler dans sa tête la figure de Lilian Gish dans La Nuit du chasseur. Mathilde lui ressemblait tellement et là encore, c’était un peu comme si les pièces d’un étrange puzzle trouvaient enfin leur place. Elle avait ce film en “partage” avec son frère, c’était en quelque sorte une passion commune, son frère plus enclin à se prendre pour Robert Mitchum avec “love” et “hate” tatoués sur ses phalanges, et elle, Lisbeth qui ne manquait jamais de se prendre pour la jeune Pearl, en fuite avec son frère John, en fuite pour échapper au révérend Powell, un tueur en série. Et voilà que Mathilde de Sertigny, avec sa petite bouille ronde et joviale coïncidait parfaitement avec les traits de Lilian Gish, cette “mère” courage qui, dans le film, allait défendre et sauver les deux orphelins. BPM, le Kleub, Caen, Madame Boucan … il semblait ne plus y avoir réellement de frontière entre la réalité et la chimère de gloire dans laquelle elle souhaitait, hier encore, se vautrer. 

Pour l’heure, si elle en avait le choix, elle voudrait être comme Mathilde, une gentille petite vieille, souriante et encore heureuse de vivre !

Mon appel semble vous avoir troublée ? dit alors Mathilde, non sans avoir respecté le silence qui s’était installé. Je vous laisse réfléchir à tout ceci, et dites-vous bien que tout ceci…ce n’est que du divertissement, vous comprenez, du divertissement !

En entendant ce dernier mot, Lisbeth, toute honte bue, cria dans son téléphone : Du divertissement ? Mais pourquoi dites-vous cela, justement cela, pourquoi vous, pourquoi maintenant ? 

-Je vous en prie, …Madame Boucan ! Et si, pour vous calmer, vous me disiez enfin votre nom ? Madame Boucan, c’est tout de même étrange pour une jeune femme comme vous…

Presque par magie, Lisbeth vit sa colère disparaître, et avec elle la figure de son frère, et avec lui ses accusations de “divertissement” quand il commentait les goûts musicaux de sa soeur. Elle répondit alors : Je m’appelle Lisbeth, ce à quoi Mathilde répondit, toujours avec cette élégance qui sentait bon l’eau de Cologne : Lisbeth, comme c’est mignon, on dirait le nom d’une petite princesse qui veut jouer au parc municipal ! Dites-moi, Lisbeth, vous aurais-je blessée ? Alors, comme si elle n’avait attendu que cette question, Lisbeth se mit à lui parler de son frère, de sa disparition, de la Nuit du Chasseur qu’ils regardaient tous les deux en suçant des cacahuètes qu’elle trouvait toujours trop salées, elle lui parla de sa musique, de sa musique à elle et de celle de son frère, elle lui raconta toute l’aventure du Kleub, et combien ils espéraient tous faire de cette première soirée un triomphe, combien ils étaient stupides d’en attendre autant. Et Mathilde écoutait, en ponctuant, de temps en temps, le flot de paroles qui sortaient de son téléphone par un petit “je comprends”, et c’était comme si en disant cela, elle remettait une pièce dans le juke-box, et Lisbeth continuait, continuait à déverser des tonnes et des tonnes d’anecdotes, comme autant de sanglots trop longtemps retenus. Finalement Mathilde décida d’interrompre cette confuse confession en disant, comme pour s’excuser : Vous savez, Lisbeth, nous serions tellement mieux devant une tasse de thé ! Comme une claque que l’on donne à un enfant pour calmer une vaine colère, cette invitation surprit Lisbeth. Mais avant de retrouver la vieille dame, elle devait parler au plus vite avec ses amis du Kleub….

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