L’art de se prendre les pieds dans le tapis… d’images.

J’attendais beaucoup de la nouvelle création théâtrale de Céline Ohrel, trop peut-être ? En début de saison, sa pièce, Halloween together, témoignait de sa maîtrise de la fable dramatique et de son désir de renouer avec un théâtre populaire et poétique à la fois.

Quelques mois plus tard, c’est dans le nouvel espace de la rue des Cordes qu’il fallait se rendre pour découvrir My Story, un monologue écrit, interprété et mis en scène par Céline Ohrel herself (pour reprendre la tentation angliciste du titre).

La très délicate lumière de Kelig Le Bars dévoile, en ouverture du spectacle un banc, avec son inévitable positionnement “ à cour “, et sa non moins prévisible ( et efficace) orientation permettant la découverte d’une femme, et de son profil droit. Elle, puisque c’est désormais sous ce pronom « elle » que Céline Ohrel s’adressera à nous, est assise, sous une jolie pluie de théâtre, qui elle aussi, prend parfaitement bien la lumière. « Elle » parle donc, à qui ? Pourquoi ? Pourquoi  dans ce lieu, lors de cette nuit théâtrale ? Nous n’aurons jamais la réponse et il faut accepter dès le départ cette convention d’une parole, certes incarnée, mais qui ne se soucie d’aucune justification réaliste. « Elle parle » donc, ou plutôt s’amuse presque à mimer ce qu’elle dit tant la comédienne use et abuse de l’illustration corporelle pour redire ce que le texte dit, chaque verbe d’action étant scrupuleusement illustré par le jeu de la comédienne au point de se demander si ce n’est pas là une version adulte de « Cerf, cerf ouvre-moi ou le lapin te tuera… ». 

Commence alors une longue séance de name dropping, walkman, iphone, airpod, re-airpod pour bien nous faire comprendre qu’ Elle est de son temps, qu’Elle est dans notre monde.  Puis Elle nous parle de femme (s) :  Virginia Woolf, Angela, Bilie Eilish, le name dropping se fait intime et biographique. Il y a les femmes d’avant le selfie, d’avant la banalisation de la photo (argentique), et puis celle de la génération selfie, « Elle » en tête,  qui devient très vite la figure métaphorique de cette nouvelle génération, victime (peut-être?) de la tyrannie des images, complice ou esclave. “Elle” parle, toujours avec cette scansion rythmique dont le découpage systématique en quatre ou six syllabes ne fait que renforcer l’ennui sournois qui s’installe devant ce flot de phrases simples ( rappelez-vous, une phrase simple égale un seul verbe conjugué!). Pas de propositions, pas de liens logiques pour installer un début de cause, de conséquence, d’hypothèse entre cette pluie de phrases simples.

“Elle” parle donc ( longtemps puisque le monologue dure près d’une heure trente) et cela nous laisse le temps de profiter du décor, avec ce bout de pylône en béton ( un lampadaire qui éclaire le banc) et surtout cet impressionnant sapin, plus vrai que vrai (ah le vertige de l’illusion réaliste). Quiconque est un peu habitué au théâtre sait d’avance que cette « image » scénographique va subir une secousse puisque qu’une guinde ( chut, on ne prononce pas le mot « corde ») retient le sapin ! Bingo, l’image ( prévisible) arrive : effondrement THEATRAL du pylône et du sapin, sans qu’on n’en comprenne ni la raison ni la nécessité dramatique, mais l’image est belle, avec ou  sans pluie, alors va pour l’image !

Entre-temps, en fonction des caprices de la météo locale ( pluie, accalmie, pluie), la comédienne se «mouille » mais, imperturbable, elle poursuit ses imprécations, ses évocations biographiques ( presque exclusivement féminines si l’on excepte un youtubeur avec ses millions de followers fascinés par ses selfies made in Dubaï).

Une pause chorégraphique ( et furieuse) laisse croire à la fin du spectacle, mais “elle” parle à nouveau, encore et toujours, tandis que se distillent les images et variations scéniques : “elle” qui rampe, “elle” qui se couche, “elle” qui se cache. On peine de plus en plus à dégager de tout cela une ligne directrice, est-ce une tentative autobiographique construite autour de figures de référence ? Est-ce le cri d’une femme de son siècle, prisonnière d’une histoire sans futur ? Au bout d’une heure trente la réponse serait plutôt dans une production qui coche toutes les cases d’une entreprise au piège avec la tentation de “faire” œuvre et qui court le risque d’assécher toute empathie avec son sujet même et la figure féminine qui l’incarne. Ultime rebondissement dramatique le “elle” devient subitement “je”, ce “je” qu’on attend depuis le début. Derrière ce “je” final, presque libérateur, on entrevoit enfin l’esprit initial de la démarche, cette volonté romantique de témoigner en “ millennial” d’un siècle finissant ou naissant. Dommage que la démarche généreuse et sincère soit embourbée dans une “pluie” d’images théâtrales aussi évidentes qu’attendues.

À me relire, je sens bien la sévérité de mes paroles, péremptoires ou pire encore, inutilement blessantes, mais c’est encore une fois à la lumière de la promesse et du pari d’Halloween together qu’il faut les comprendre. C’était un tel plaisir de voir enfin une réelle artiste s’attaquer à produire un théâtre pour aujourd’hui, pour la jeunesse d’aujourd’hui, pour le besoin épique et politique d’un théâtre, aujourd’hui. Disons qu’hier soir, j’étais triste et déçu de voir que l’académisme formel du théâtre d’hier, si riche encore de son agressive et redoutable suffisance esthétique pouvait, peut-être même dans le corps défendant de sa créatrice, produire de si redoutables tentations régressives.

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