Les Ombres, la nuit …#6

Méfiez-vous des tontons.

Victor avait pour son oncle, le frère de sa mère, les yeux de l’enfance. Tonton, c’était ce personnage de cinéma qui le portait sur les épaules, lui faisait faire un tour dans de superbes voitures (il semblait en changer à chaque saison), un oncle qu’on voyait toujours avec les plus belles filles de Caen, elles, de plus en plus jeunes, et lui comme figé dans une trentaine de plus en plus inquiétante, surtout avec cette crinière d’un noir impeccable. 

Pour la mère de Victor, Tonton (de son vrai nom Robert Legras !) était le mouton noir de la famille. Quand il était plus jeune, Victor avait souvent demandé la profession exacte de son Tonto, et il obtenait toujours la même réponse : il est dans les affaires ! C’est ainsi qu’on en parlait lors des repas de famille, le Tonton dans les affaires et rares étaient ceux qui osaient s’aventurer à plus de précision, préférant clore la discussion avec un petit clin d’oeil qui se voulait complice, mais complice de quoi ?

Avec Victor, Robert Legras jouait pleinement le rôle d’oncle prodigue, et dès que Victor avait été en âge de quitter les jupons protecteurs de sa mère, Tonton n’avait pas hésité à le traîner dans ses diverses pérégrinations caennaises ou parisiennes. Avec lui, Victor avait découvert le plaisir des places VIP, des videurs qui vous accueillent avec une frappe amicale dans le dos et un respectueux “ Bonsoir, monsieur Legras !”. Tonton semblait être à l’aise dans tous les bars de la ville, dans tous les clubs et c’était toujours le patron qui vous offrait à boire et, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, Victor n’avait jamais vu son oncle payer une seule consommation. Avec lui, Victor se vivait comme le prince d’un improbable royaume, entre le monde des affaires, de la nuit, du sexe et de l’argent facile. Comment résister à cette vie facile ? Et pourquoi se prendre la tête sur la royauté de Tonton puisqu’il lui suffisait d’en profiter. En grandissant, Victor pouvait pourtant de moins en moins fermer les yeux sur certains aspects étranges, cette façon par exemple qu’avait son oncle de quitter rapidement le bar pour rejoindre un homme qui venait d’entrer.

Dans le petit monde de la nuit, Robert Legras occupait une position singulière : connu de tous, il ne semblait pourtant être ami avec personne, préférant laisser traîner derrière lui une réputation aussi sulfureuse que mystérieuse. A l’ouverture d’un nouveau bar, d’un nouveau restaurant, on le voyait apparaître, toujours aussi impeccable, cheveux noirs jais, muscles soigneusement enveloppés dans un col roulé noir, hiver comme été. Sans être beau, Robert Legras se plaisait à croire qu’il dégageait une odeur de “mâle” irrésistible, préférant ignorer les rires de plus en plus moqueurs d’une nouvelle génération de noctambules qui découvraient, goguenards, cette antique figure de la nuit. 

Pour rien au monde Victor n’aurait partagé avec ses camarades du Kleub les doutes qui l’assaillaient. Les zones d’ombre autour de son oncle, si elles avaient contribué au prestige du personnage, composaient à présent une tâche qui rendait Victor honteux. Il était heureux, évidemment, de ce soutien familial inespéré, et plus encore de cette aide apportée par la ville de B., grâce à son oncle. Victor cependant se gardait bien d’en savoir plus, et il n’avait pas osé demander à son oncle comment il avait pu obtenir si facilement l’accord du maire de cette petite ville tranquille. 

C’est un soir, en allant prendre un verre dans un bar de la rue Ecuyère, cette rue qui se flattait d’être la “rue de la soif” caennaise, qu’il eut comme le pressentiment de s’être fourvoyé dans un univers, comment dire ?, malsain… Jeff, le serveur ( et par ailleurs grand fêtard) lui dit, en lui apportant sa bière : “ Alors, j’ai appris que Tonton jouait les parrains …”. Comme pris en faute, Victor n’osa pas demander le sens exact de ce “parrain”, mais il soupçonnait une part de médisance derrière l’apparente banalité amicale du propos. Tonton, un “parrain” ?. Jusqu’à présent, dans une naïveté insouciante, Victor (ainsi que toute sa petite bande) avait préféré ignorer les obscurs montages techniques et économiques qui organisaient la nuit caennaise : un bar s’ouvrait, un autre fermait, on y allait tous les soirs, puis on allait ailleurs, selon une mode et des lois que personne ne souhaitait réellement interroger. On mettait cela sur le compte de la futilité de la nuit, et même si le territoire des festivités nocturnes était soigneusement quadrillé, en fonction d’une logique communautaire aussi subtile que complexe (les punks à chien ici, les “mods” là, les “rockers” ailleurs….), il flottait, dans cette répartition du marché, une sorte de vernis démocratique indiscutable. Victor, en grenouillant avec son oncle dans toutes les propositions nocturnes de la ville, découvrait, par bribes, un univers dirigé par quelques puissances tutélaires aussi discrètes que sourcilleuses dans la répartition des territoires de chasse. Très vite, en proposant ses offres d’animation ( le dj-set dans un bar était devenu le minimum syndical pour établir la réputation d’un lieu), il avait compris la logique commerciale qui se cachait derrière l’apparent prosélytisme envers la musique electro. Inutile de discuter “cachets”, même avec un CV artistique aussi sérieux que le sien, le “black” restait de rigueur…Là, on en restait à une sorte de “folklore” discutable mais considéré comme la loi du genre, un peu comme une constante romantique indissociable des années de galère mais qui forge un véritable parcours d’artiste. Pour ses camarades djs et lui, la raréfaction des lieux exclusivement consacrés à la musique electro, ainsi que la multiplication des bars avec animation-dj, tout cela avait contribué à rendre plus difficile encore le ticket d’entrée à la professionnalisation. Inutile donc d’espérer courir après le Graal de l’intermittence, ce précieux statut qui faisait de vous, en France, un artiste reconnu. Plus qu’aucune expression artistique, la musique electro se développait dans une sorte de Far West économique et social. Un peu à l’image des glorieux ancêtres romantiques, les musiciens electro formaient la nouvelle famille des poètes maudits de la culture, mais comme on n’était plus dans les mansardes humides balzaciennes, mais plutôt dans les bars joyeux et bruyants du centre-ville, les nouveaux bourgeois de l’ère numérique ( en devenir la plupart, vu leur âge) consommaient de l’electro comme ils consommaient la musique en général, avec l’insouciance accordée à un décor sonore. Pourquoi s’embêter avec des querelles esthétiques ? Pourquoi se demander si c’était de l’art ? 

Victor, avec la schizophrénie de son époque, naviguait en permanence entre ces deux mondes : celui de la fête, des soirées-bière entre ami(e)s sur fond de bruits plus ou moins musical, et celui, plus complexe, plus torturé, d’une prise de conscience artistique. Avec Tonton, il découvrit cependant un aspect encore plus inquiétant, ce “lobbying” du monde de la nuit où on s’échange, sans scrupule, une prestation artistique contre une autre, un univers où le succès d’une soirée se jauge au nombre de fûts de bière liquidés. Avec Tonton, sans le dire en termes aussi crus, il avait compris que loin d’être un artiste, il était avant tout une simple marchandise.

De tout cela, il n’avait jamais parlé, encore moins avec le Kleub, mais il pensait bien que ses ami(e)s avaient été confrontés à la même prise de conscience. Jonas, pas fils de banquier pour rien, avait bien tenté de ramener sa “fraise” d’économiste ( tu parles ! avec un  bac STMG…) en parlant de business-plan, il s’était vite fait rembarrer par le reste de l’équipe, pourtant heureuse de lui confier la gestion de modeste pécule initial. 

Sans savoir précisément où se nichait le problême, Victor avait de plus en plus honte du “parrainage” de son oncle, d’autant plus que Tonton l’accablait de sms inquisiteurs pour connaître l’avancée de la soirée du 2 novembre. Tant qu’il jouait les tontons affables, les oncles d’Amérique, cela passait encore, mais voilà qu’il voulait connaître le nom des différents prestataires de la soirée, qui pour la bière, qui pour la sécurité ? Une telle curiosité, une telle insistance à connaître les réponses finissaient par intriguer Victor, au point de le mettre mal à l’aise quand il rédigeait ses réponses ou, pire encore, quand il devait répondre aux appels téléphoniques de son oncle. Il en avait un peu parlé avec Lisbeth. Elle lui avait répondu que cette préoccupation était naturelle, Tonton ne s’était-il pas “mouillé” pour eux, mais Victor n’arrivait plus à se satisfaire d’une réponse aussi simple et il avait la désagréable impression d’être un pion (et d’entraîner ses ami(e)s) dans une guerre dont il ne connaissait ni les causes ni les enjeux. Alors, un soir, pour en avoir le coeur net, dans une sorte de défi adolescent ridicule, il prit une décision digne d’une mauvaise série sur TF1, il prit la décision de suivre son oncle et de se lancer dans une petite enquête aussi téméraire que dangereuse….

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *