Depuis lundi, et jusqu’à jeudi soir, la compagnie La Cohue, caennaise s’il en est, nous invite à découvrir sa nouvelle création au 32, rue des cordes.

Une pièce sous influence, donc, puisque tel est son titre et le moins que l’on puisse dire c’est qu’à lui tout seul il est déjà tout un programme, tant l’intrigue et les dialogues diffusent et assument des inspirations et des références que le spectateur peut ( ou pas) décrypter.

Posons le décor, ici dépouillé dans sa plus simple expression : une cage de scène dans la pénombre entièrement recouverte de confettis ou plutôt de petits bouts de papier de couleur, on a fait la fête par ici. Ça et là, en suspension quelques rares éléments, des oiseaux, une vitre-étagère, un piano droit  côté cour et un lustre à l’éclairage assez agressif. Enfin, et ce n’est pas rien, au lointain, une batterie derrière laquelle se trouve Nicolas Tritschler qui va ponctuer le spectacle de ses improvisations aussi percussives que déroutantes, créant ainsi des « rideaux » sonores entre différentes scènes. C’est sobre et judicieux à la fois.

Très vite un couple entre en scène. Les voix des comédiens sont amplifiées ( pour moi le petit point de crispation du spectacle tant cela uniformise et banalise des voix qui n’ont plus aucune profondeur ) et on entre immédiatement dans l’intimité la plus triviale, nourrir le chat, ranger une chambre, boire…

Anna, la femme, dans un costume de mariée ( morte ) parle, parle. On comprend très vite que derrière cette logorrhée mécanique se cache la première faille du couple puisque Mathias, l’homme, serait plutôt du genre « taiseux ». La pièce distille rapidement quelques signes qui viennent confirmer la fragilité émotionnelle du couple, une mère très ou trop présente, une tombe à fleurir ( avec ou sans fleurs en plastique) et enfin une maison qu’il va falloir quitter puisque demain on ira chez le notaire pour acter sa vente. Comme pour remplir le silence du couple, ils se lancent des citations de films qui illustrent ou ponctuent leurs propres états d’âme. Comme un gros oubli freudien Anna ne retrouve pas le nom d’un film et surgit alors la figure totémique de John Cassavetes, l’inclassable cinéaste indépendant américain et sa non moins inclassable épouse, Gena Rowlands. Pour qui a vu Opening night, ou mieux encore Une femme sous influence, la pièce revêt alors un caractère métaphorique évident, puisque le personnage d’Anna va lentement glisser dans cette folie qui a fait toute la force des personnages incarnés par Gena Rowlands dans les films de son mari. Une pièce sous influence donc, une influence assumée et assurée mais si ajoute alors une autre influence, à mi-chemin entre le théâtre sartrien ( Huis clos et son «  enfer c’est les autres ») et les cruels psychodrames d’un Lars Noren . C’est en effet avec l’arrivée du couple des futurs acquéreurs que la situation s’emballe et qu’un « précipité » chimique et psychologique se dessine le temps de cette rencontre. 

On passera assez vite sur les (in)évitables (?) conflits de classe entre les deux couples, et l’on retiendra surtout l’inexorable tension d’une crise qui ne viendra …jamais.  Car c’est bien dans cette retenue finale que se cache la petite prouesse dramatique. Certes il y a aura bien parfois des plombs qui pètent, des phrases lourdes de sens mais en suspens…

Martin Legros, ici auteur, quand il n’est pas Mathias sur scène, évite habilement le climax explosif et c’est dans une scène finale, muette et simplement accompagnée par une mélancolique ballade au piano que se finit la pièce. Tout ça pour ça diront les esprits chagrins, ce à quoi on peut répondre que c’est justement dans cette tension suspendue que se niche le charme de cette étrange mélodrame moderne, bourré de références ( des plus « intellos » au plus mainstream). Il est plaisant de constater combien des compagnies qu’on a connu parfois radicales se lovent à présent avec tendresse ( et succès) dans les bonnes vieilles recettes de fable dramatique : des personnages, une situation et roule ma poule ! 

Pour servir ce théâtre d’acteurs, il faut des … acteurs et le quatuor assure ! Certes l’amplification ( grrr) donne une énergie vocale qui permet de passer la rampe mais Sophie Lebrun donne consistance et vraisemblance à cette mère engluée dans son deuil impossible et qui s’oublie dans l’alcool. On oublie assez vite le monstrueux modèle de Gena Rowlands pour un profil plus frêle, une « mouette » de sitcom aux ambitions shakespeariennes. Le mari ( Martin Legros), souvent enfermé dans un rôle trop réactif, traîne une silhouette hantée par la mort, elle aussi. Les « adjuvants » à ce drame intime et familial ont la lourde mission de suivre une partition moins flamboyante, en particulier pour Inès Camesella qui, dans le rôle de Claire, parvient à rendre lumineuse une femme qui n’est que l’ombre flatteuse de son mari. Petit « bout de femme », Inès Camesella, après une tonique et virevoltante prestation dans le Specteuf ( au WIP) nous prouve qu’elle maîtrise l’arc complet de son art et qu’elle se plie avec intelligence dans l’apparente sécheresse de son personnage. Enfin, Baptiste Legros, en « relou » touchant de la finance, apporte une touche de fausse naïveté même si la mise en scène l’oblige parfois à d’inutiles apartés avec le public. Une pièce sous influence est un petit bijou de mécanique dramatique à l’ancienne, inutile d’y injecter ainsi, dans un maniérisme moderniste, des signes qui perturbent la fluidité de la fable. 

Il reste deux soirs pour découvrir ce travail de la Cohue, une heure quarante d’un travail familial ( comme Cassavetes ?), caennais, artisanal ( au meilleur sens du terme) ; pourquoi s’en priver ?

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