Les Ombres, la nuit …

Ils sont cinq, comme les doigts d’une main gauche, cinq comme les enfants du club du même nom, un peu plus âgés cependant. Ils ont des rêves à la hauteur de leur époque, de leur ville et  vivent près de nous, dans une ville qui ressemblerait à Caen. Entre espoir et désillusion, la bande-son qu’ils imaginent résonnera du silence des ombres de la nuit…. Faut-il le préciser, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé est purement fortuite …. enfin pas tout à fait.

Chapitre 1 : On se lance.

    Le lieu du rendez-vous était bien noté : un bar à bières sur le port.  Le nom du bar importe peu, d’ailleurs, pourvu qu’on puisse parler sans hurler, à l’abri de quelques oreilles toujours indiscrètes. Mais quelles oreilles pouvaient bien traîner quai Vendeuvre un dimanche soir ? Annexe un peu plus prolétarienne de la rue Ecuyère en fin de semaine, le quai retrouvait, après le rush du marché dominical sa torpeur mélancolique, même les mouettes, encore occupées à digérer les restes du marché semblaient avoir laissé de côté leur agressivité. On ne pouvait espérer meilleures conditions pour lancer le projet de l’association, si on excepte l’état quelque peu “second” qu’on se doit d’avoir quand on a passé le samedi soir, et pour certains, le dimanche matin, à faire la fête.

    Quelques jours plus tôt, Victor, qui se vivait déjà en futur président de l’asso, était passé à la préfecture pour se renseigner : les statuts, la parution dans le journal, le bureau. Il maîtrisait ! L’objet même de la future asso ne faisait plus débat entre eux. Simple et direct : organiser des soirées musicales (inutiles de préciser « electro », le préfet s’en moque) et produire de la musique (inutile de préciser « electro », le préfet s’en moque encore plus!). Là où ça commençait à devenir plus chaud, c’est quand il a fallu trouver un nom….Tout de même, c’est pas rien, un nom. C’est plus qu’une carte de visite, Lisbeth, la plus « intello » des cinq, pensait même que le nom c’était l’âme du projet. Qu’est-ce qu’elle avait dit là : l’âme du projet ! Il faut dire qu’elle avait lâché ça vers huit heures du matin, lors d’un « after » assez chargé en prods et que les autres, soit par paresse ou fatigue, soit par lâcheté, n’avaient pas forcément réagi sur le coup. Mais l’expression avait fait son chemin et deux jours plus tard Messenger y allait de ses commentaires privés. Elle va tout de même pas nous les briser avec son âme ! Et puis ça veut dire quoi, l’âme, nous ce qu’on veut c’est juste faire la fête et du son ! Victor laissait dire, trop content de pouvoir jouer les pompiers de service, quand le ton serait un peu trop survolté, plus heureux encore de son rôle de pyromane discret, distillant dans des messages encore plus privés, des satisfécits plus ou moins enthousiastes à Lisbeth au sujet de son âme qu’il confondait d’ailleurs très souvent avec son cul. 

   Sur le nom de l’asso, on avait usé jusqu’à la corde les recettes les plus éculées, le jeu sur les initiales des cinq, bof et puis ça faisait tout de même un peu ringard. L’ anglais, ah l’anglais, c’est cool, çà reste tendance et puis personne ne comprend vraiment. Célian, le poète de la bande, qui avait fait un an en fac de lettres tenait à caser un signe diacritique, genre les deux points du Cargö, la scène de musiques actuelles, la “Smac” si on voulait parler le patois intello. Il trouvait que c’était cohérent avec leur projet. Refus catégorique des quatre, qu’il aille se faire voir le Cargö, on allait tout de même pas lui courir après ! Retour à la case départ quand, on ne sait par quelle magie, par quel caprice du destin, Jonas, aussi roublard que taciturne, a prononcé : et pourquoi pas Le Club ? Silence médusé des autres, un silence sur fond de Gesaffelstein, ce qui rend tout de même le silence assez bruyant. Avant la montée du dernier kick de Vortex, le morceau préféré de Lisbeth, Victor venait de se rendre compte qu’il devait parler. Le Club, c’est court, non ? Célian, toujours pas remis de la fronde envers son signe diacritique s’est empressé de dire : Oui, mais ça claque ! Lisbeth, elle, toujours pas remise de la recherche avortée de son âme trouvait que tout de même, cela faisait un peu trop Club des Cinq et qu’on risquait de les prendre pour des marioles. Romuald, qui jusqu’ici avait toujours préféré rester en retrait de toutes ces discussions donna pour une fois libre cours à sa nature « punk » et libertaire en lâchant un gros : on les emmerde, accompagné d’un rôt d’IPA. Du classique, rien que du classique ! 

   Après quelques nuits de rumination,  Club fut adopté, non sans d’âpres discussions sur l’orthographe. On finit par s’accorder sur Kleub, juste parce que ça faisait cinq lettres et qu’ils étaient cinq. On demanderait à Régis, le copain du copain de la soeur de Célian de faire un joli logo, un logo qui claque comme le répéta Célian, jamais avare de redites. 

   Et voici qu’ils se retrouvent tous les cinq devant leur verre respectif. La première assemblée générale du Kleub. Entre temps, histoire de ne pas mourir complètement idiot, Romuald avait fait des recherches sur le mot. Et ce qu’il avait découvert lui plaisait bien, le bâton à l’origine du mot club renforçait son côté « rebelle » avec en plus cette petite coloration baston qui le faisait toujours frémir. Celian tenta vainement d’évoquer la possibilité de mettre un tréma sur le « u » de club, mais il fut retoqué  vertement par tous les autres, le tréma du Cargö avait laissé des traces douloureuses dans l’imaginaire des fêtards normands. Il fallait, à présent, s’attaquer au dossier prioritaire : le fric, le flouze, le pèze, les dollars…. Jonas avait bien quelques idées sur la question, il n’était pas le fils d’un cadre de banque pour rien, mais bon, si le Crédit Agricole était branché deep house, ça se saurait, non ? On tournait plus ou moins autour du pot, mais il fallait bien commencer à le remplir, ce sacré pot et on décida, dans une fausse euphorie de générosité, que chacun y serait d’un billet de 100 euros au départ. Mais que, précision nécessaire, on se lancerait dans une opération de crowdfunding. Déjà qu’ils n’étaient pas trop versés dans l’associatif, ils en savaient encore moins sur le … crowdfunding. Il fut donc convenu d’une réunion ultérieure, entre Jonas et Victor pour étudier la piste du crowdfunding. Là où les intérêts parvinrent à se réunir ce fut quand Lisbeth déclara : on arrose ça ? Trois heures après cette question qui n’attendait pas forcément une réponse autre que le bruit des verres sur le comptoir, ils sortirent du bar, Lisbeth entourée de ses cinq gars, les joues rougies par l’alcool et avec des rêves aussi fragiles que la vie.

   Les cinq n’avaient encore parlé à personne de leur projet, tout au plus s’ils avaient glissé quelques allusions sur une petite surprise à venir. Mais Caen, à l’image de toutes les villes, ne pouvait pas garder longtemps un secret et on murmurait de plus en plus derrière le dos des cinq nouveaux associés. Des murmures ironiques même, sans qu’on sache trop qui avait, le premier, osé médire. Derrière cette fausse famille de la nuit se cachaient des haines et des rancoeurs dont les causes, aussi  esthétiques qu’incompréhensibles, relevaient le plus souvent d’animosité personnelle. Evidemment on pouvait toujours se cacher derrière les grandes “cases” : les adorateurs de la techno d’un côté, et ceux qui ne juraient que par la house. Personne n’était dupe de cette querelle de façade, Victor le premier qui, dans une attitude suisso-normande, pratiquait une étrange confusion du genre dans ses “mix, du moment que ça montait fort dans les tours. Lisbeth pratiquait, elle, une neutralité encore plus diplomatique, pourvu qu’on lui offre  de quoi brancher sa clé usb ! Il aurait été difficile, d’ailleurs, à tous les cinq, de définir clairement ce qui les unissait et de répondre avec bravoure à la médisance de la nuit. Il y avait bien sûr l’alibi des années lycée communes pour Jonas et Célian, quelques “coucheries” plus ou moins érotiques de la part de Lisbeth avec les quatre gars, mais par pudeur ou simplement par oubli, plus personne ne parlait de ces moments scolaires ou d’égarement. Certes une passion commune pour la musique formait le tronc commun du groupe, provoquant parfois des engueulades homériques entre eux. 

   S’ils devaient être honnêtes, ce qui fédéra définitivement le Kleub, ce fut cette soirée. Ils n’étaient pas prêts d’oublier cette soirée de novembre, au sortir de l’Icône, la petite discothèque electro où, selon certains, battait le kick de la ville. Ce soir-là, Catalyse, l’ange sombre nouvellement autoproclamé prince de la techno caennaise venait de livrer un set qui avait bien failli signer la mort du petit groupe. Ce n’était pas la jalousie qui se cachait derrière cette crise de l’amitié, en tout cas aucun des cinq n’aurait osé l’avouer, mais bien plus une sorte de colère qui montait, montait et qui, comme un révélateur chimique, rendait visible aux yeux des cinq l’impression de stagnation artistique dans laquelle ils se noyaient depuis quelques mois. Catalyse, à son habitude, mais avec une énergie nouvelle, avait sorti ce soir-là des sons qui, loin de les enthousiasmer, avaient installé en eux une forme de stupeur. Un peu comme si, pour la première fois, ils écoutaient un dj qu’ils s’étaient jusqu’alors contenté d’entendre. Plutôt que de se fondre dans la folie joyeuse qui se déversait sur le public présent ce soir-là, ils avaient, sans même se concerter, préféré se rendre au fumoir et ruminer une colère, muette d’abord, presque indécente. Romuald craqua le premier avec un “j’me casse” qui voulait plutôt dire : je suis triste et je voudrais qu’on me prenne dans les bras. Célian demanda naïvement s’il se faisait chier, sachant bien que c’était la plus ridicule des questions. Il fut payé en retour par un : c’est vous tous qui me faites chier qui suggérait une descente délicate. Vers cinq heures du mat le fumoir, rempli à craquer d’oreilles plus ou moins conscientes n’était pas le lieu propice pour un débat esthétique. Et puis, subitement tous les cinq étaient agacés par ces fumeurs qui n’avaient qu’un mot à la bouche : cool ! Catalyse était cool, la musique était cool, l’ambiance était cool…Si tout était si “cool” que ça, comment expliquer cette tristesse qui subitement s’était abattue sur eux, pourquoi se sentaient-ils comme de vieux cons au milieu de jeunes branleurs ? Il y avait bien une explication propre pour chacun des cinq, mais pourquoi se retrouvaient-ils tous les cinq trempés par le même orage gris de la déprime ? Un peu comme une intoxication musicale qui n’aurait épargné aucun des cinq. Un peu comme si la fausse bonhomie de la ville, de leur ville, leur était tombée sur le coin de la gueule, sans crier gare et qu’ils venaient de découvrir les limites que cette ville imposait à leur propre délire de gloire ou de vie. Ils se sentaient subitement médiocres, et avaient honte d’être les uns pour les autres le reflet de cette médiocrité. Ils étaient nus là où jusqu’à présent ils avaient toujours pris soin de se maquiller avec les éclats de leur passion. La solution à toute cette aigreur qui leur tombait sur  la tronche, ils la connaissaient bien, c’était même cela qui les avait réunis, il fallait faire, encore et toujours faire. Faire de la musique, faire la fête, faire l’amour, faire de l’argent, faire, faire et refaire ! Mais voilà que là, dans le fumoir, à cinq heures du mat, faire semblait l’acte le plus ridicule ….à faire. Encore tout étourdis par l’ivresse de ce nouvel alcool nihiliste, voilà qu’ils ne sentaient pas à la hauteur de cette révélation, un peu comme si Bernadette Soubirou s’était barrée en courant en entendant la Vierge. Devant de jeunes crétins incapables d’entendre la différence entre des kilomètres de David Guetta et les deux premières secondes de The Bells, ils n’avaient plus la force de défendre leur vérité, tout simplement parce qu’ils étaient à poil dans ce fumoir, et qu’ils auraient été bien en peine de dire où elle se cachait, leur vérité ! Ils pouvaient toujours se mentir et s’inventer l’excuse bidon de la mauvaise descente, comme quand l’alcool venait excuser les premiers essais érotiques. 

   S’ils ne sentaient pas encore vieux, ils découvraient qu’ils n’étaient plus jeunes, et pire encore, que des jeunes de leur âge n’étaient plus …n’étaient plus quoi au juste : des branleurs ? Ils savaient bien que cette excuse  de l’âge ne tiendrait pas et qu’ils avaient bel et bien été touchés (coulés ?) par la peur de l’échec. Ensemble en plus, au même moment ! Il fallait tout de même être bien mécréant pour ne pas y voir un signe du destin. Une version moderne et sans illusion du “tous pour un, un pour tous !”, le courage en moins. Et comme s’il avait attendu ce moment de dégoût ultime, Jonas hurla pour se faire comprendre dans le brouhaha du fumoir : Lisbeth, je crois que t’avais raison, l’autre soir, quand tu nous a fait chier avec ton “âme”. L’asso, ça s’ra notre âme à tous les cinq !

A suivre !

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