Les Ombres, la nuit…#5

Il n’y a pas meilleur moment pour découvrir  Caen que cette heure indécise qui marque la fin de la nuit. L’aurore est le plus bel écrin de cette ville qui se cache, quand surgissent soudain des flammes roses qui s’enroulent langoureusement autour du clocher de Saint-Pierre. Une débauche de couleurs impensables, improbables réveille une ville indifférente à ce carnaval sous acide. Happées par ce moment fragile, des nuées délicates saupoudrent la ville d’une lumière gourmande. Les trottoirs, miroirs humides, réfléchissent alors une version étrangement séduisante de la ville, une version presque vulgaire tant elle pourrait rappeler les essais d’un peintre du dimanche. Plus rien ne semble vrai pour un temps ; du rose, presque à en vomir, un ciel barbouillé par quelques “Stabilo” magiques, par quelques “tags” fluo expédiés à la hâte par un apprenti-angelot qui aurait volé le nuancier céleste du Grand Peintre. C’est alors que la ville se livre, qu’elle laisse échapper, comme des gaz, un embrasement de contes de fées. L’instant est fragile, mais cet immense arc en ciel poudré qui soudain se diffuse à travers ce barbouillage de petit cancre accompagne une jeunesse qui se répand dans la ville, une jeunesse indifférente, qui sait, à ce spectacle mais qui, sans même s’en douter, se laisse lentement infuser par la magie de cette beauté, si provocante et pourtant si banale. Casque sur les oreilles, dans la grisaille de leurs uniformes H&M, les lycéens et les étudiants déambulent sans même le savoir dans un snapchat à ciel ouvert.

Lisbeth, poussée par le débat misérable qui hantait son crâne, avait choisi de sortir, ce matin-là. Elle ne supportait plus ses hésitations, ses doutes et pensait trouver un peu de répit dans son errance matinale. A Paris, l’herbe était peut-être plus verte, mais n’était-ce pas cette herbe parisienne qui avait tué son frère ? Et voilà que soudain son regard est attiré vers les remparts du château, cette puissante masse aussi inutile qu’incongrue. Que pouvait-il encore défendre aujourd’hui ? Hostile à toute forme de fierté purement géographique, elle ne se sentait pas plus caennaise que ce pigeon qu’elle venait d’effrayer. Et pourtant, son regard ne manqua pas d’être tout simplement impressionné par la couleur du ciel. Fascinée par cette aurore caennaise, qu’elle semblait vivre en elle pour la première fois, Lisbeth eut soudain l’envie, la folie, de faire parler le château. Que pouvaient bien avoir à lui dire ces vieilles pierres ? Rien ! Un château inutile sous un ciel déliré par un vieil hippie en pleine crise de manque. Que pouvait-elle espérer d’une ville qui continuait désespérément à prétendre prospérer sur le culte morbide d’une bataille de Normandie ? Pour ne pas affronter la honte de sa possible trahison, elle ne trouverait donc rien de mieux que d’accabler sa ville, rejetant sur Caen toute la médiocrité des ses propres impasses ? Une écharpe bleu-layette qui venait langoureusement lécher le chemin de ronde du château attira Lisbeth de sa beauté malsaine. Elle n’allait tout de même pas oser ? Et pourtant, drapée par cette ambiance flower-power de merde, ce serait si simple. Quelques pas à faire, un escalier à monter, et bing, un dernier vol en technicolor sous les applaudissements de Guillaume le Conquérant et de sa conne de bonne femme. Si elle trouve le bon courant d’air, qui sait, peut-être qu’elle pourrait rejoindre son frère ? Est-ce qu’il avait une frangine, Icare ? Pendant un instant, comme grisée par cette tentation de la mort, elle décida de ne rien faire, de laisser couler en elle le poison du suicide, certaine qu’elle était de pouvoir, de savoir se ressaisir à temps. Qui allait bien pleurer cette madame Bovary des platines ? Madame Bo ! Miss Bov ? Miss Bov a rit ? La voici plongée à nouveau dans les hésitations du nom de scène, comme il y a trois ans. Elle n’avait pas voulu se choisir un nom, elle avait même trouvé cela ridicule. Alors on parlait de “Lisbeth”, comme on parlait de Catalyse. Mais là, ce matin, ne sachant plus très bien si elle entrait ou sortait de sa propre nuit, elle ne se sentait plus du tout comme une “marque déposée”. Ca faisait décidément trop gamine, Lisbeth. Alors plutôt que de tuer Lisbeth, tuer la marque “Lisbeth” lui sembla soudain la plus évidente des réponses. Madame Bo… Madame Boucan venait de naître !

Quelques minutes plus tard, Catalyse était réveillé par l’apparition d’un nouveau message sur son téléphone : « Merci pour ta proposition, mais tu devras trouver quelqu’un d’autre pour ta date parisienne, j’avais un peu oublié que j’étais déjà prise à cette date. Lisbeth ». Encore sous l’effet de quelques produits pris la veille, il ne réagit pas immédiatement, certain qu’il était de recevoir quelques minutes après un message de repentir de la part de Lisbeth. Cependant, quelques heures plus tard, n’ayant toujours rien reçu, il prit pleinement conscience de la fin de son « charme ». Elle avant donc clairement décidé d’entrer en sécession et de lui tourner le dos ? Ce n’était pas tant sa fierté virile qui en prenait un coup, mais bien l’annonce d’une petite brèche dans sa main-mise sur le monde de la nuit caennaise. S’il avait, par le passé, toléré l’installation de quelques collectifs mineurs qui, loin de lui faire de l’ombre, ne renforçaient que mieux son indiscutable hégémonie, il ne pouvait pas laisser s’installer le Kleub sans réagir, sans écraser dans l’œuf le schisme possible que représentaient ces cinq petits audacieux ! Il eut bien la tentation de les attaquer frontalement à travers un de ses posts sur le réseau, qu’il regrettait ensuite le plus souvent. Mais, outre le fait qu’il ne pouvait rien commenter pour la simple et bonne raison que le Kleub n’avait encore rien annoncé d’officiel, il pouvait encore moins se lancer dans des hostilités en n’ayant pas pris, au préalable, le pouls de ses acolytes. Il convenait donc d’organiser une réunion de crise avec sa bande de djs, histoire de compter ses troupes et surtout de rappeler qui était le chef. Le prétexte était tout trouvé : l’organisation de la soirée parisienne. Comme il ne tenait pas à passer pour le porteur de la zizanie, il proposa à son bras droit, Ozonic, de poser naïvement la question de la présence de Lisbeth à cette soirée. 

Ami fidèle, Ozonic était devenu, en quelques années, la caricature de la petite star de province. Heureux de pouvoir, éternellement et sans imagination, reproduire jusqu’à la nausée le même set dans les soirées labellisées Catalyse, il n’en demandait pas plus, se contentant  des miettes artistiques chichement dispensées par son maître. Son unique ambition se résumait à la gestion de son prochain trimestre, rythmé par des soirées aussi besogneuses que stériles musicalement. Dans la galaxie-Catalyse, il occupait le créneau trance-acid-techno, bref une sorte de rustine multifonctions avec un set qui ne variait que sur un seul point : les éternelles mêmes pistes balancées en modulant exclusivement le pitch. Sans aucun complexe, il était capable d’envoyer un morceau, initialement construit autour de 120 battements par minute, à des hauteurs dépassant les 160 ! Effet boum boum garanti, une chatte « house » n’y reconnaissant plus ses petits et un public aussi ignare que criard n’en percevant déjà plus que la trépidation basique. Ozonic serait donc le bras armé de sa réplique, un bras armé d’autant plus efficace qu’il ne comprenait rien à cette guerre de la nuit. 

Catalyse, cependant, à force de mépriser froidement ses plus fidèles amis, n’avait pas remarqué les légères distances qu’Ozonic prenait soin d’installer entre lui et son précieux mentor. Par petites touches, il avait entamé une sorte de démarche émancipatrice qui se traduisait par des pistes de plus en plus provocantes dans ses sets. N’avait-il pas osé diffuser, l’autre soir, un remix par Chris Liberator de Stone in a sock, Chris Liberator, un dj que pour des raisons inconnus, Catalyse détestait. Tout entier préoccupé par son désir d’écraser le Kleub, Catalyse ne s’était même pas souvenu des mots compatissants prononcés par Ozonic lors de sa rupture avec Lisbeth. Mais ce n’était pas Catalyse, alors qu’il avait plaint, mais Lisbeth ! 

Mais pourquoi je poserais la question de savoir où en sont les discussions avec Lisbeth, puisque tu viens de me dire qu’elle avait refusé ? Parce que je te le demande, tout simplement, répondit Catalyse. Mais c’est complètement con, suffit que tu dises qu’elle ne veut pas ! Soit Ozonic était encore plus bête que prévu, soit il refusait, assez habilement, de rentrer dans la diplomatie de vendetta ? Heureusement que c’était par sms, le regard noir qu’il se serait pris sinon, Ozonic !

En un instant, Catalyse eut la vision d’un tableau de bord où retentissaient toutes les alarmes, le Kleub, Lisbeth et maintenant Ozonic qui ose jouer avec lui à qui plus con gagne ! Devait-il donc revoir toute sa stratégie ? Sa date parisienne du 2 novembre, il l’avait un peu enjolivée, on n’était clairement pas dans le circuit A et le petit billet d’annonce dans Trax relevait uniquement d’un copinage avec un pigiste de la nuit. C’était la quatrième fois qu’il allait se produire dans ce club et il n’y avait rien à en tirer si ce n’est une bonne défonce à l’œil. Catalyse, comme souvent, presque sans réfléchir, à l’instinct, décida d’envoyer un sms à Victor. Plus question de discuter avec une « meuf », on allait rouler des mécaniques avec le mâle alpha du Kleub, Victor himself.  Plus question de faire comme avec Lisbeth, on peut se voir et patati et patata, non ! On annonce franchement la couleur et on emballe ça dans un bon sopalin d’hypocrite, genre : si ça vous dit, ça me ferait bien plaisir d’être des vôtres pour votre première soirée, histoire de montrer qu’on est une grande famille et qu’on se tient les coudes pour aider les p’tits jeunes….Dans tous les cas, je suis gagnant, s’il me dit oui ( Victor suffit, les autres suivront), je fais venir en force mon fan-club et ça devient une soirée Catalyse, et s’il m’envoie chier, c’est le Kleub qui aura déclaré la guerre. Persuadé de la pertinence indiscutable de sa philosophie ( en gros qui n’est pas avec moi est contre moi), Catalyse, en appuyant sur la touche « envoi » ne se doutait pas un seul instant des conséquences de son geste…..

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