En apprenant aujourd’hui la disparition de Tristan, ma première idée aura été de me dire que désormais la rue Froide le sera plus encore. C’est dans cette rue que je le croisais le plus souvent, à la terrasse du bar-tabac. Et ces mots se mélangeaient ce matin, dans ma tête : froide…bar…tabac.. Et puis, comme un flash, ma première rencontre avec Tristan, il y a plus de trente ans. Il ne le savait pas encore, mais après Michel Dubois, il était la personne qui m’impressionnait le plus, dans cette Comédie de Caen que je rejoignais. Sa réputation de grand photographe de théâtre était déjà largement installée, et comme souvent avec les véritables artistes, elle était bien plus grande encore en dehors de cette ville de Caen qui aura pourtant été, jusqu’au bout, sa ville. 

Nous avons dix ans d’écart et comme j’avais en charge la communication de la Comédie, il était « à mon service », en tant que salarié (artiste) de la maison. Je découvrais alors le sens réel de certains types normands et parmi les horsains et les descendants vikings j’apprenais avec Tristan à gérer le « taiseux ». Un taiseux d’un genre complexe, entre un dandy romantique taciturne et l’évadé solitaire d’un groupe rock… Alors, plutôt que d’avoir la force ou le courage de percer cette carapace, je travaillais avec Tristan comme avec un artiste sombre et mystérieux, un artiste sans caprice mais sûr de son art et de sa maîtrise. À chaque nouvelle production de la Comédie, j’attendais ses photos, toujours en noir et blanc, et elles tombaient ! Lui qui, de son aveu même, entretenait un rapport de « désamour » avec le théâtre, parvenait toujours à saisir le mouvement et la force d’un échange dramatique tout en imposant, avec tendresse et sans forcer, sa propre grammaire du regard. Il y avait les photos de théâtre et … celles de Tristan ! Un noir et blanc, certes, souvent presque brûlé, et cette trace du combat entre le noir de la cage de scène et la lumière vive et blanche des projecteurs. Durant toutes ces années de collaboration, Tristan m’aura impressionné, un peu comme s’il était le seul, derrière son objectif, à percevoir mon imposture.

Les années ont passé, j’ai quitté la Comédie, lui est resté le photographe officiel de cette belle maison. Nous n’avions plus l’occasion de nous croiser professionnellement, et, hormis quelques rencontres fortuites, toujours rue Froide, nous entretenions des rapports d’estime mutuelle, entrecoupés de longs silences. 

Caen reste une petite ville, et si, pour ma part, j’avais quelque peu raté mon rendez-vous « humain » avec Tristan ( j’étais trop jeune, trop timide et je le redis, trop impressionné pour y parvenir à ce moment-là), la beauté d’une petite ville c’est qu’on ne peut pas manquer de s’y recroiser. 

Par une amie commune, et surtout par sa fille Zélie ( que j’embrasse comme jamais), j’ai eu… ma « deuxième chance » avec Tristan. C’était il y a quatre ou cinq ans. Dans sa grande tendresse, qu’il cachait si bien derrière son côté routard rimbaldien, il m’a accordé ce luxe des grands artistes de ne pas m’avoir figé dans son jugement et encore moins dans la posture du « jeune Turc » qui pensait tout savoir. Nous avons appris à mieux nous connaître, il avait mon respect et j’ose croire que j’avais réussi à gagner le sien. 

Quand ce grand photographe qu’est Tristan est venu sur le plateau de Uhme, j’affrontais pourtant, comme un gamin, le regard du professionnel et plus encore celui du père qui venait voir Zélie, sa fille, que je mettais en scène. Et c’est un professionnel du plateau qui m’a parlé de ce spectacle, sans mâcher ses mots, pointant avec justesse les failles, les limites ou les absurdités des étapes initiales de notre travail. Je ne sais pas si j’ose prétendre à son amitié, mais je sais qu’il aura été une des rares personnes dont j’aurai le plus espéré ce titre, peut-être parce qu’il m’a toujours semblé fait d’un bloc entier, sans compromis aucun avec l’hypocrisie du monde artistique. Alors, oui, aujourd’hui la disparition de Tristan me prive, égoïstement, d’un homme qui avait su, sans même le vouloir, être à mes yeux le mètre-étalon de la dignité des grands artistes. Ciao, Tristan !

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